Ukraine · Il importe que Paris et Berlin procèdent à un aggiornamento de leur politique russe

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

15 avril 2021 • Opinion •


Après les récents mouvements de troupes à la frontière ukrainienne, perpétuer une politique d’apaisement avec la Russie n’est plus tenable, affirme Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More et auteur de Le Monde vu de Moscou (PUF, 2020), dans une tribune au Monde.


A nouveau, la Russie fait entendre des bruits de bottes aux frontières de l’Ukraine qui, de fait, sont aussi celles de l’Europe. Simple gesticulation armée ou préparation d’une offensive militaire ? Il importe, en tout cas, que Paris et Berlin procèdent à un aggiornamento de leur politique russe, avec ses prolongements en Ukraine.

Alors qu’une nouvelle escalade au Donbass et une extension du conflit doivent être envisagées, la France et l’Allemagne sont en porte-à-faux. Le péché originel remonte au « format Normandie » (France, Allemagne, Russie, Ukraine) et aux accords de Minsk, péniblement négociés en février 2015.

En vertu des « ambiguïtés constructives » censées permettre d’avancer en ignorant ce qui fâche, la Russie est depuis considérée non pas comme l’agresseur de l’Ukraine mais comme une tierce partie, supposée faciliter les négociations entre Kiev et les milices paramilitaires équipées par ses soins. Peu ou prou, Vladimir Poutine a imposé ses vues.

Depuis, Moscou conserve le contrôle de la frontière avec l’Ukraine, celle-ci étant appelée à négocier le statut du Donbass avec les affidés du Kremlin, préalable à des élections locales tout sauf libres. Ainsi la Russie disposerait-elle d’un cheval de Troie au sein d’un Etat ukrainien voué à la décomposition. Paris et Berlin comptent sur le maintien du statu quo territorial et le fléchissement de Kiev, avec pour horizon un statut de neutralité supposé résoudre le conflit. Hélas, c’est ce statut de neutralité que la Russie a violé : après avoir saisi la Crimée, elle déclencha une guerre hybride au Donbass. Ensuite, le contrôle fut étendu à la mer d’Azov.

Stratégie de la tension

Quant aux attentes investies dans la transformation de cette guerre en un « conflit gelé », l’échec des multiples cessez-le-feu et la présente situation en montrent la vanité. En fait, les conflits dits « gelés » ne sont jamais que suspendus et reportés ; ils repartent très vite. Songeons à la récente guerre du Haut-Karabakh, instrumentalisée par Moscou afin de prendre le contrôle du Caucase du Sud. Tout en resserrant son emprise sur le Bélarus.

Demain, ce pourrait être le tour de l’Ukraine. Alors que la Russie concentre des troupes, sa propagande évoque la menace d’un Srebrenica. La protection des populations, nombre d’entre elles ayant reçu des passeports russes, serait le motif avancé pour une intervention militaire. Déjà, l’agence de presse russe RIA Novosti publie un plan de « dénazification » de l’Ukraine.

Cette stratégie de la tension est l’objet de deux interprétations. Selon la première théorie, il ne s’agirait que de gesticulations visant à forcer la main au président ukrainien qui, en dépit des espoirs initiaux de Vladimir Poutine, n’a rien cédé. Cornaqué par Emmanuel Macron et Angela Merkel, tout à leur politique d’apaisement, Volodymyr Zelensky accorderait à la Russie ce que cette dernière pensait avoir obtenu à Minsk : un levier sur les affaires intérieures et la politique extérieure de l’Ukraine.

Selon une deuxième interprétation, l’accumulation de forces annoncerait une opération imminente, aux objectifs variables. Au minimum, il s’agirait de provoquer des incidents, prétextes à déployer une « force d’interposition » au Donbass. Un pas de plus vers l’annexion. Au-delà de cet objectif, les troupes russes pourraient s’emparer du canal de Nord-Crimée, essentiel pour l’alimentation en eau de la presqu’île, voire du port de Marioupol et des côtes ukrainiennes de la mer d’Azov.

Solidarité diplomatique

Ajoutons-y une troisième interprétation : ces mouvements de troupes ne seraient que des exercices visant à tester l’armée ukrainienne, les réactions des gouvernements européens et de l’administration Biden, concentrée sur la mer de Chine du Sud et les provocations de Pékin dans le détroit de Taïwan. Rassurant ? Voire ! Il s’agirait d’instaurer une sorte de routine et de lasser les Occidentaux, jusqu’à ce que Moscou juge le moment propice et passe à l’offensive.

A tort ou à raison, Français et Allemands donnent l’impression qu’ils sont dans le déni, persistant à penser que les Russes pourraient être « accommodés ». Ainsi, la réunion tripartite du 30 mars dernier constitue-t-elle un dangereux précédent. On parle avec les Russes de l’Ukraine, en son absence, avant d’appeler les deux parties à la raison. De façon indigne, l’agressé et l’agresseur sont mis sur le même plan. Et de s’étonner que Volodymyr Zelensky rappelle la candidature de l’Ukraine à l’OTAN : « Le moment est-il bien choisi ? »

Force est de constater que les deux pays demeurant à l’extérieur de ce périmètre de sécurité, à savoir la Géorgie et l’Ukraine, ont été attaqués. S’il est vrai que la solidarité diplomatique occidentale, le soutien à l’armée ukrainienne et son équipement en matériels modernes pourraient un temps suffire, surseoir indéfiniment à cette question sera difficile.

Dans l’immédiat, perpétuer une politique d’apaisement n’est plus tenable. Angela Merkel doit sortir du piège du Nord Stream II, qui renforce la main du Kremlin et affaiblit l’Ukraine. Quant à Emmanuel Macron, il lui faut admettre que le « dialogue stratégique » franco-russe est en état de mort cérébrale : l’« Europe de Dublin à Vladivostok » est une fantasmagorie.

A terme, en l’absence de consensus interallié sur le rapprochement entre l’OTAN et l’Ukraine, cette dernière devrait privilégier un traité de sécurité bilatéral avec les Etats-Unis. Une telle initiative irait dans le sens d’une « Europe jagellonienne », de la Baltique à la mer Noire, avec la Pologne pour pivot géopolitique. Déjà, l’Initiative des trois mers en est une préfiguration.

Une telle option géopolitique n’est pas irréaliste, mais elle demandera du temps ; celui-ci pourrait faire défaut. En l’état des choses, le dispositif euro-atlantique suffira à dissuader la Russie de tout aventurisme mettant en péril la paix. Encore faut-il que les alliés, la France et l’Allemagne en premier lieu, fassent preuve de clarté morale, de cohérence et de fermeté : il est urgent d’en finir avec les délices et poisons de l’« Ostpolitik ».