Quelle victime ? Quel contexte ? D’un mauvais usage d’une archive photographique par la presse

Julien Volper, conservateur au Musée royal de l’Afrique centrale (Tervuren, Belgique), Maître de conférences à l’Université Libre de Bruxelles, chercheur associé à l’Institut Thomas More

14 mai 2021 • Analyse •


Dans cet article, Julien Volper analyse le détournement d’images d’archive à fort pouvoir émotionnel utilisée dans les médias. Il montre comment l’absence de contextualisation des images facilite la réécriture de l’histoire. Attention : certaines illustrations de cet article sont déconseillées au jeune public et au public sensible.


En 2019, nous nous étions livré à l’interprétation de quelques photographies d’archives muséales dans un article paru dans la revue Afrique : Archéologie & Arts qui se concluait de la manière suivante : « la photographie peine encore à être perçue comme document d’études à part entière, et donc devant être soumis à une méthodologie critique. Des chercheurs comme Isen About et Clément Chéroux ont d’ailleurs fort bien résumé ce problème récurrent lorsqu’ils affirment que la volonté de faire de l’Histoire par l’image pouvait malheureusement aboutir à ne faire que de l’Histoire illustrée… » (1).

Dans le présent texte, c’est bien d’un problème « d’Histoire illustrée » dont nous allons parler avec l’analyse d’une image d’archive à fort pouvoir émotionnel utilisée dans un cadre journalistique. Nous verrons notamment comment l’absence de contextualisation de l’image facilite son inclusion dans un récit de la colonisation belge auquel pourtant le document peut difficilement se rapporter.

A la fin du mois d’avril 2021, le mensuel néerlandophone Eos Wetenschap publiait un numéro spécial intitulé Kolonialisme en Verzet (Colonialisme & Résistance). Bien que ne traitant pas entièrement de la question coloniale belge, le cas du Congo était pourtant abordé au travers de certains chapitres et par le biais d’une iconographie choisie.

Suivant un enchaînement bien connu de la presse, toute mention du Congo colonial amène à parler de Léopold II… et toute mention du « sulfureux souverain » amène à évoquer obligatoirement l’affaire des mains coupées. Eos Wetenschap ne fait pas exception à la règle comme en témoigne une photo grand format en quatrième de couverture montrant un homme ayant les mains et les pieds amputés (figure 1) (2).

Figure 1

Détail important, la photo n’est pas vraiment légendée dans la publication et se voit simplement rattachée à une expédition scientifique menée dans le Nord du Congo par Armand J. Hutereau au début des années 1910. Néanmoins, compte-tenu de la thématique de ce numéro spécial, tout lecteur belge est presque automatiquement amené à contextualiser le document par lui-même. Consciemment ou inconsciemment, l’homme mutilé sera identifié comme une victime d’une pratique barbare commise à l’encontre des populations locales à l’époque de l’Etat Indépendant du Congo (EIC).

Bien évidemment, ces crimes liés à l’exploitation du caoutchouc qui se déroulèrent dans des régions bien connues sont attestés de longue date : il n’est pas question de les contester. Ils se rattachent aux politiques locales d’officiers comme Victor-Léon Fiévez. Vers 1895, ce dernier ordonnait par exemple à ses soldats de prélever la main des personnes qu’ils tuaient lors d’expéditions punitives. Pratique odieuse destinée à des opérations comptables injustifiables.

En 1942, dans la revue Aequatoria, le Père Edmond Boelaert proposa une description sans complaisance de la brutalité de Victor-Léon Fiévez, surnommé localement Ntange (« le lit »/« le dormeur ») en faisant le récit de ces pratiques ignobles : « Le plus mauvais de tous les Blancs de la première époque fut Ntange…il livra des guerres partout, de sales batailles. A tous les cadavres tués au champ on devait couper les mains. Il voulait voir le nombre de mains coupées par chaque soldat qui devait les rapporter dans des paniers. Tous les soldats faisaient ainsi. Après cela il ordonna la récolte du caoutchouc à tous les indigènes. Le village qui refusait de fabriquer le caoutchouc sera complétement balayé. »

Cependant, il serait faux de penser que la photo choisie comme quatrième de couverture constitue une illustration de ces ignobles pratiques du dix-neuvième siècle lesquelles n’ont rien à envier à celles observées près d’un siècle plus tard durant la guerre civile sierraléonaise (1991-2002) (3).

En fait, comme on peut le voir sur le document d’origine des archives du MRAC (Figure 2), l’homme est présenté comme un : « Zande mutilé par Bali, frère de Djabir, pour adultère. ». Ce nom de Djabir/Boyoko était celui d’un potentat de la fin du dix-neuvième siècle dans le Nord-Est du Congo. D’abord allié des Belges, le Sultan Djabir fut, en 1891, l’un des rares chefs locaux à intégrer la Force Publique avec un grade d’officier, celui de capitaine (Photo d’illustration). Toutefois, en 1905, il fut désigné comme chef rebelle à l’EIC et son territoire fut occupé militairement (4).

Figure 2

Il existe quelques autres clichés pris également dans le Nord-Est du Congo qui montrent des hommes de culture zande aux mains coupées, voir au sexe castré, désignés comme des coupables d’adultères. Ce type de châtiment dont témoignent les photographies est très clairement attesté par les travaux de l’anthropologue britannique Edward E. Evans-Pritchard (1902-1973) qui effectua des enquêtes de terrain chez les Zande du Soudan entre 1927 et 1930. Dans ouvrage posthume Man & Woman among the Azande (1974), un chapitre aborde notamment la question de l’adultère et de la terrible punition mutilante qui attendait celui qui osait séduire la femme d’un autre. A ce sujet, les informateurs zande d’Evans-Pritchard furent relativement précis, notamment ceux qui, comme le dénommé Gbitarangba, avaient subi ce châtiment comportant certaines variantes (découpe des oreilles et/ou de la lèvre supérieure…)

Dans un article d’Evans-Pritchard daté de 1970 et intitulé Sexual Inversion among the Azande Voici également ce que disait le dénommé Ganga, un des officiers du chef zande Gbudwe mort en 1905 : « This is about how men married boys when Gbudwe was lord of his domains. In those days, if a man had relations with the wife of an-other the husband killed him or he cut off his hands and his genitals. So for that reason a man used to marry a boy to have orgasm between his thighs, which quieted his desire for a woman ».

En définitive, il apparaît bien que, pour dénoncer un crime colonial, Eos Wetenschap ait choisi d’utiliser un cliché rendant compte d’une cruelle pratique judiciaire traditionnelle zande. Erreur ou bien volonté de placer à tout prix un cliché « choc » sur un sujet porteur ? La question reste posée. Sans doute est-il nécessaire d’illustrer les crimes d’une époque, mais cela ne devrait pas se faire au prix de la vérité.

Addenda

Le changement de contexte volontaire ou involontaire d’un document historique n’est bien entendu pas spécifique au magazine Eos Wetenschap. De nombreux cas similaires existent, comme celui que nous avons constaté dans le deuxième volet du documentaire à succès Décolonisations réalisé par Karim Miské et Marc Ball et diffusé sur Arte en janvier 2020 (5). Un peu avant la dix-huitième minute, la voix du narrateur explique : « Nguyễn Ái Quốc (Hồ Chí Minh) était adolescent à l’époque de la première révolte anticoloniale, quand les têtes coupées des rebelles finissaient sur les cartes postales que les colons envoyaient à leurs fiancées restées à Dijon ou à Marseille. »

Pour illustrer ce propos, le documentaire présente aux spectateurs une petite dizaine de photographies/cartes postales anciennes ayant pour sujet la peine de mort par décapitation en Indochine. Bien entendu, aucune de ces images n’est analysée tant elles sont censées parler d’elles-mêmes. Pourtant ce travail aurait été assez intéressant à effectuer. Ainsi, l’un des clichés sélectionnés (Figure 3) n’est pas du tout en rapport avec la phrase prononcée par le narrateur…à moins de soutenir que Hồ Chí Minh (1890-1969) commença sa puberté à l’âge de quatre ans.

Figure 3

De fait, ce cliché fut bel et bien publié sous forme de gravure dans l’hebdomadaire L’Illustration du 11 août 1894 où il était légendé comme suit : « Têtes des pirates décapités après leur évasion de la prison d’Hanoï. » (Figure 4).

Figure 4

On peut certes ici préciser que, dans l’Indochine coloniale de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècles, cette appellation de « pirates » pouvait englober tout aussi bien des personnes se livrant à des actes de brigandage et de pillage que des hommes luttant contre l’impérialisme français…en gardant à l’esprit que la frontière entre les « deux catégories » pouvait être relativement poreuse. Toutefois, si l’exécution de ces treize personnes eut lieu, ce ne fut pas parce qu’ils étaient coupables d’être « pirates » ou « rebelles » mais bien à cause des crimes commis lors de leur évasion (6) particulièrement sanglante du 19 juin 1894 durant laquelle un factionnaire, trois miliciens et un villageois innocents trouvèrent la mort.


Sources des illustrations •

Photo d’illustration. Le sultan Djabir, officier de la Force Publique (1894), archives photographiques du Musée royal de l’Afrique centrale (MRAC / KMMA), N°inv. : AP.0.0.186, © MRAC/KMMA.

Figure 1. 4e de couverture du numéro spécial d’Eos Wetenschap intitulé Kolonialisme en Verzet (Avril 2021). Légende proposée pour le cliché page 5 de la revue : « AP.0.0.15788, collectie KMMA Tervuren ; foto expeditie A. Hutereau, 1912 ». 

Figure 2. Fiche technique muséale du cliché utilisé comme quatrième de couverture du numéro spécial d’Eos Wetenschap. Archives photographiques du Musée royal de l’Afrique centrale (MRAC / KMMA), N°inv. : AP.0.0.15788, © MRAC/KMMA.

Figure 3. Image extraite du documentaire Décolonisations (2/3) diffusé sur Arte en janvier 2020.

Figure 4. Page de presse montrant une gravure réalisée d’après la photo de la Figure 3, hebdomadaire L’Illustration du 11 août 1894, page 121.


Notes •

(1) Julien Volper« Flammes trompeuses : interprétation de quelques photos d’archives de scènes iconoclastes »Afrique : Archéologie & Arts, 15, 2019, disponible ici.

(2) L’utilisation de ce cliché par le magazine fut autorisée par le Musée royal de l’Afrique centrale (MRAC) dont le logo figure d’ailleurs sur la quatrième de couverture.

(3) « Sierra Leone: au camp des amputés de Freetown, les traces encore visibles du conflit », RFI, 25 mars 2021, disponible ici.

(4) Sur l’histoire du sultan Djabir, voir notamment Lancelot Arzel, « Souverainetés et impérialismes dans les royaumes zande du Nord-Congo des années 1860 aux années 1900. Alliances, collaborations et résistances », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2019/2 (n° 59), p. 95-119, disponible ici.

(5) Karim Miské et Marc Ball, Décolonisations, documentaire diffusé sur Arte en janvier 2020, disponible ici.

(6) Les treize hommes effectuaient une peine de prison pour des crimes dont la nature n’est, à notre connaissance, pas connue. En revanche, on sait qu’ils travaillèrent en tant que coolies au jardin d’essai d’Hanoï durant leur incarcération.


L’auteur

De nationalité française, Julien Volper est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art obtenu à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il exerce la profession de conservateur en charge des collections ethnographiques au Musée Royal de l’Afrique Centrale (Tervuren/ Belgique). Il est également Maître de conférences en histoire des arts de l’Afrique à l’Université Libre de Bruxelles. Membre du comité de rédaction de la revue Afrique : Archéologie & Arts et expert CITES, il a également été le commissaire de plusieurs expositions. Il est l’auteur d’une soixantaine d’articles et d’ouvrages touchant notamment à l’Histoire à l’art et aux religions du Congo. Au sein de l’Institut Thomas More, qu’il a rejoint en septembre 2020, Julien Volper travaille sur les questions touchant aux politiques culturelles, aux politiques mémorielles et aux problèmes politiques, muséaux, culturels et moraux posés par les restitutions d’oeuvres et d’objets d’art. Il a notamment publié la note « Restitution du patrimoine culturel africain : une erreur culturelle, une faute politique » (Note d’actualité 69, septembre 2020, disponible ici)