L’immigration et le choc des cultures

Christian Flavigny, pédopsychiatre, psychanalyste, membre du groupe de travail Famille de l’Institut Thomas More

3 juin 2021 • Opinion •


Pour entendre les enjeux et les difficultés de l’immigration, il faut tirer les enseignements de l’adoption. Explications par Christian Flavigny.


L’immigration est vantée pour ses apports à la culture française ; ils sont incontestables : tant de riches contributions fondues en elle au point de lui appartenir ! Or ce processus est négligé aujourd’hui, ainsi que le reflète la doctrine énoncée par Emmanuel Macron : « il n’y a pas de culture française, elle est diverse » (6 février 2017), un modèle d’oxymore qui ne reconnaît une culture française que depuis sa dilution. Le propos se veut respectueux des apports étrangers ; le prix à payer est-il le renoncement paradoxal à la culture française ?

La pratique de l’adoption peut éclairer cette réflexion ; elle est à la famille ce qu’est l’immigration à l’échelle d’une nation. D’ailleurs les questionnements des jeunes « issus de l’immigration » résonnent d’une étrange proximité avec ceux des enfants adoptés, comme le rapporte Fatiha Agag-Boudjalhat ; les deux situations comportent en effet de concilier deux héritages symboliques : quelle famille est vraiment la sienne pour l’enfant adopté, quel pays est vraiment le sien pour le jeune « issu de l’immigration » ? Comment soulager le « conflit de loyauté » qui tiraille, entre famille d’adoption et « famille d’origine », entre le pays où s’implante la vie et celui où vécurent les ancêtres et souvent vivent encore les grands-parents ? Comment s’inscrire dans cette famille ou cette nation, sans se sentir renier celles des « origines » ?

Il y a des conditions à la réussite d’une « greffe » ; en médecine comme dans la vie familiale ou sociale, il serait risqué de l’ignorer : il y faut rendre compatible le « corps étranger externe » avec l’organisme qui l’accueille. L’adoption requiert une évaluation des capacités d’accueil, matérielles mais surtout relationnelles et symboliques, du couple adoptant ; elles font l’objet d’investigations poussées par les services sociaux en charge de la protection de l’enfance afin de parer aux désillusions et aux échecs dont les conséquences sont dramatiques. Ces principes sont-ils applicables à l’immigration conçue comme une adoption au plan national ?

L’adoption fait basculer le destin d’un enfant ; elle le fait s’inscrire dans une autre famille, une autre culture, d’autres manières que celles que présageait sa naissance ; cela ne débouchera positivement que si l’enfant parvient à se les approprier en grandissant. Il importe d’abord qu’elle ne repose pas sur des motivations humanitaires, sans quoi elle met l’enfant dans le sentiment d’une dette trop ambiguë pour qu’il puisse l’honorer, et que du coup il rejette.

Surtout, le couple adoptant convie un enfant à se joindre à leur aventure ; il est essentiel qu’ils le fassent pleinement et sereinement. Pleinement : l’enfant devient dépositaire de l’histoire familiale, il s’inscrit en elle, depuis elle ; il aura certes toute faculté d’influer sur elle, mais depuis le socle premier qu’elle a constitué pour lui comme elle l’avait fait jadis pour ses parents ; pleinement donc, au sens de l’adoption plénière qui est la manière française de l’adoption. Sereinement ensuite, c’est-à-dire sans déconsidérer la famille et la culture d’origine que les circonstances ont amené l’enfant à quitter ; c’est essentiel pour qu’il puisse les oublier sans les renier. Les dénigrer susciterait leur idéalisation compensatrice, et le rejet de la famille d’adoption.

Cela nous éclaire-t-il sur les erreurs actuelles dans la gestion de l’immigration ? Il y a déjà l’erreur sociale de ne pas doser les capacités d’accueil du pays, dans la posture présomptueuse d’un accueil sans limites qui serait dicté par la générosité et l’ « ouverture à l’étranger ».

Il y a surtout l’erreur culturelle : elle procède d’un dénigrement, celui de l’héritage symbolique d’où s’est fondée notre culture : la tradition catholique nourrie à la mamelle romaine antique puis sécularisée au siècle des Lumières. Ne pas nommer cet héritage, ne pas l’accueillir, comme s’il nous embarrassait, comme si nous n’en étions pas redevables et demeurions méfiants à son égard, cela piège d’autant plus notre partage avec les autres cultures que toutes assument l’héritage notamment religieux de leur histoire : l’islam cela va sans dire, mais aussi les pays anglo-saxons ancrés dans leur référence au protestantisme, bien illustrée aux États-Unis dont le Président prête serment sur la Bible après le prêche du pasteur. La singularité française est moins dans le principe social de laïcité que dans le dédain par ses élites des sources de sa culture ; c’est comme envisager l’adoption sur la base d’un dénigrement de sa famille : l’enfant ne peut alors se l’approprier comme la sienne.

C’est une humilité affectée que faire de la culture française le théâtre de sa propre néantisation ; personne dans le monde n’est dupe de cette mascarade qui n’est que le dépit d’une grandeur passée, aujourd’hui révolue. C’est une erreur de s’humilier, ainsi face aux réclamations du gouvernement d’Algérie cependant que les citoyens de ce pays traversent en masse et à leur gré la Méditerranée : outre que cela avive la surenchère, surtout cela reflète une flagellation qui suinte l’orgueil blessé d’un rayonnement qui pâlit. L’immigration ne peut s’inscrire que dans une société assumant avec fierté l’histoire du pays, sans vantardise déplacée ni affectation feinte, les gloires flamboyantes comme les revers insoutenables, bref la tragédie de l’histoire : c’est la condition de convier d’autres à devenir français, tout comme il en va de la filiation adoptive. Le rôle de l’école est d’enseigner l’histoire du pays à tous les enfants, de quelque provenance qu’ils soient, sans panégyrique ni contrition, mais comme la révérence discrète à ceux qui l’édifièrent et nous la léguèrent, histoire d’un passé scellant un devenir commun ; sans quoi est prévisible un échec dévastateur, qui n’est de l’intérêt de personne.