Évitons le sacrifice de notre filière bois

Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More

15 juillet 2021 • Opinion •


La reprise post-Covid a entraîné une forte hausse des exportations de bois français vers la Chine et les États-Unis, au détriment du marché local. Sébastien Laye déplore un libre-échangisme irraisonné qui entraîne un désastre industriel et écologique.


Il est temps de rappeler les liens qui unissent naturellement efficacité économique et écologie pragmatique. À cet égard, Le Figaro a couvert la semaine passée les déboires de la filière bois française, avec des exportations considérables qui laissent le marché local de la construction désemparé, incapable de se saisir de la reprise. Or il faut revenir sur les causes sous-jacentes de ce désastre industriel, écologique et politique, tant il est exemplaire des mauvaises décisions économiques des dernières années et de l’idéologie à l’œuvre dans nos cercles dirigeants.

En dépit des menaces permanentes sur ce patrimoine (affaiblissement de l’ONF, extension erratique du foncier, rachats étrangers), nos forêts constituent l’un des joyaux des réserves naturelles françaises. Ce patrimoine alimente aussi une filière industrielle, celle du bois utilisé dans la construction. Cette filière est appelée à monter en puissance alors que les nouvelles normes de construction font la part belle au bois par rapport au béton, pour des raisons liées à la transition écologique : mais ce patrimoine ne saurait être exploité subitement et chaotiquement, au risque de remettre en cause son renouvellement naturel et de le condamner à l’extinction.

La reprise post-Covid a été fulgurante aux États-Unis, la demande de bois d’œuvre y est très intense. Les nouvelles normes environnementales obligent à une utilisation massive du bois dans les nouvelles constructions car il s’agit d’un moyen très efficace de piéger du carbone dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique.

Ces dernières semaines, l’exportation de grumes (tronc brut non transformé) vers les États-Unis et la Chine est en forte accélération, pour plusieurs raisons : une très forte reprise économique et dans la construction aux États-Unis (avec une demande intense de bois d’œuvre), un conflit commercial avec le Canada, des incendies et conditions climatiques problématiques dans l’ouest des États-Unis cet été, et coté chinois, des mesures d’interdiction des exportations de bois russe qui poussent les Chinois à se montrer agressifs dans leurs achats de grume en Europe. Alors que les Américains protègent depuis plusieurs années leurs immenses réserves naturelles de bois, largement interdites à l’exportation, Russes et Chinois font désormais de même. Seule la zone européenne continue à être libre échangiste en la matière et à exporter son bois non transformé.

Les exportations de grumes vers la Chine ont doublé depuis octobre. Nous sommes dans une situation paradoxale avec des coupes d’arbre au plus haut alors que la filière française ne parvient plus à se fournir localement : l’approvisionnement des scieries françaises est à un niveau critique alors que la demande est de retour dans la construction et que cette industrie emploie 440 000 personnes. Les organismes représentatifs des professionnels du bâtiment estiment au vu de la situation actuelle que 30% des chantiers seront bloqués en septembre si la situation perdure.

Ce désastre industriel ne peut être décorrélé de l’enjeu écologique sous-jacent réel : les nouvelles normes environnementales obligent à une utilisation massive du bois dans les nouvelles constructions car il s’agit d’un moyen très efficace de piéger du carbone dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique. La France, en sacrifiant sa filière de bois, prend aussi le risque d’échouer dans le segment le plus important de la transition énergétique, celui de la décarbonation des logements.

Les chênes que nous exportons en Chine actuellement ont été plantés il y a plusieurs siècles, par Colbert et Louis XIV. Il s’agit d’une ressource stratégique de notre patrimoine national qu’il convient de ne pas brader… Exporter des grumes de chêne ayant une faible valeur ajoutée en mettant en péril l’activité de nos scieries et de nos TPE du bâtiment est un mauvais calcul de (très) court terme, car il faut au contraire fournir prioritairement cette ressource aux industries nationales et exporter ensuite les produits transformés à forte valeur ajoutée en préservant ainsi nos marges et nos emplois.

Cette fourniture prioritaire aux scieries françaises doit se faire aux prix des marchés internationaux afin de ne pas spolier les propriétaires de forêt et afin de maintenir une incitation à la plantation d’arbres. Car il ne s’agit pas ici de remettre en cause la liberté économique d’une filière, mais bien d’« arraisonner » le cadre libre-échangiste dans le sens de la défense de nos intérêts bien compris. Remarquons d’abord que certains pays n’hésitent pas quand le marché intérieur est trop tendu, à restreindre les exportations : pourquoi l’Union européenne devrait être ici plus royaliste que le roi et si idéologue au point de sacrifier cette filière ? Le libre-échangisme bien compris n’est pas un dogme aveugle antithèse de l’intérêt national. Nous renverrons ici à l’un des quatre cas énoncés par Adam Smith où la concurrence justifie des entorses au libre-échangisme : la quatrième exception est conçue pour « protéger les travailleurs des industries protégées contre les perturbations économiques soudaines et inattendues ». Elle s’applique bien évidemment dans le cas actuel. Par ailleurs, certains ont montré y compris dans ces colonnes qu’indépendance économique et libéralisme ne s’opposaient pas, bien au contraire.

Face à l’impératif écologique, les besoins en bois de construction ne feront que croître au cours des prochaines années, alors que pour avoir une filière forte, une gestion mesurée de la ressource est ici primordiale pour ne pas céder à la tentation de bénéfices de court terme avec des coupes inconsidérées. Une bonne idée serait ici, en plus d’un réveil des politiques sur le libre-échangisme de la filière (principe de préférence nationale), de permettre aux professionnels du bâtiment d’établir des devis indexés sur les cours futurs du bois de construction, afin de garantir des marges décentes et de leur permettre de se couvrir contre les fluctuations des prix du bois. Enfin, il faut réfléchir à des incitations à la plantation d’arbres pour les propriétaires privés : son bénéfice économique étant multigénérationnel, une telle plantation devrait être exonérée de droits de succession afin de reconstituer sur le long terme notre patrimoine naturel.