Le désastre afghan et le spectre de la décadence

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

9 septembre 2021 • Opinion •


Le retrait américain d’Afghanistan va réveiller les appétits géopolitiques de la Chine et de la Russie qui, « enhardies par le spectacle de la déroute », pourraient se montrer téméraires et commettre des fautes stratégiques, analyse Jean-Sylvestre Mongrenier dans une tribune pour Le Monde.


Vingt ans après les attentats du 11 septembre 2001, le lâchage de l’Afghanistan aura de redoutables conséquences. Déjà, comme après la guerre du Vietnam, le spectre de la décadence hante l’Amérique. Au vrai, l’Europe ne saurait se poser en observateur extérieur. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les Etats-Unis dirigent un empire informel qui réunit les nations occidentales. Leurs destinées sont liées.

De prime abord, le redéploiement géostratégique voulu par Washington n’est pourtant pas dépourvu de rationalité. La montée en puissance de la Chine populaire, les visées révisionnistes de la « Russie-Eurasie » ainsi que les ambitions iraniennes au Moyen-Orient préfigurent un regroupement d’« Etats perturbateurs » capables de tournebouler les équilibres géopolitiques. Aussi la « longue guerre » contre le terrorisme peut-elle faire figure de coûteuse diversion stratégique.

S’étirant depuis les « méditerranées asiatiques » (mers de Chine du Sud et de l’Est) jusqu’aux rivages du golfe Arabo-persique et de l’Afrique orientale, un nouvel ensemble spatial s’impose à l’analyse : la région Indo-Pacifique. Là se détermineraient les rapports de force du XXIe siècle. Menacées de redevenir un petit cap de l’Asie, l’Europe et ses nations ne sauraient s’abstraire de cette grande épreuve. Moins encore la France, possessionnée dans les océans Indien et Pacifique. Sans l’alliance américaine, il lui sera difficile de contenir la pression chinoise sur son domaine maritime.

Dans une telle perspective, le désintérêt pour l’Afghanistan, au cœur de la masse terrestre eurasiatique, est compréhensible. N’était-il pas temps de trancher ce « nœud gordien » et de reporter l’effort vers l’Indo-Pacifique ? C’est ce que Joe Biden voulait signifier dans son allocution du 16 août dernier. Pourtant, le maintien d’une force américaine limitée et de contingents de l’OTAN était possible, voire nécessaire. Le discours qui pose les Talibans en alliés objectifs de l’Occident contre Al-Qaida et l’Etat islamique laisse dubitatif. Et de l’Afghanistan au Sahel, du golfe de Guinée à la Corne de l’Afrique, jusqu’en Asie du Sud-Est même, la « longue guerre » perdurera.

De surcroît, le départ d’Afghanistan aura des répercussions sur d’autres points du globe. Entendons-nous : cette décision n’entraînera pas mécaniquement le lâchage de Taïwan ou de l’Ukraine. Et si le prestige américain est atteint, la « réputation » d’un Etat n’est pas l’alpha et l’oméga du rapport des forces. Avec l’exaspération des rivalités internationales, les facteurs bruts de la puissance s’avèrent plus importants que le « soft power », concept incertain trop souvent convoqué. Sous cet angle, il serait hâtif de penser que la puissance américaine se liquéfie.

Il n’en reste pas moins que perceptions et représentations ont leur importance. Le spectacle de la déroute enhardira les dirigeants chinois et russes. Voulant tester les lignes de résistance des Etats-Unis, ils pourraient se montrer téméraires et commettre des fautes stratégiques. Bien souvent, l’histoire diplomatique et militaire a infirmé les calculs de « realpoliticiens » doctrinaires et le machiavélisme prétendument raisonné des chancelleries.

Par ailleurs, l’épreuve des volontés n’est pas une simple affaire de PIB et de budgets militaires. Elle se joue tout autant sur le terrain des idées, des valeurs et de la vertu, ces grandeurs morales nourrissant le rapport des forces. Tout ordre politique est porteur d’une éthique, et se limiter au seul objectif d’auto-conservation serait le signe d’un profond déclin. Ce thème nous ramène à celui de la décadence. Certes, l’emploi de ce concept doit être prudent mais on ne saurait ignorer l’entropie qui menace empires et civilisations.

Présentement, le sens du tragique et la compréhension des antinomies auxquelles se heurte l’action historique font cruellement défaut. Pour les critiques, la chute de Kaboul marquerait la faillite du « state building », l’échec des interventions extérieures et la vanité de l’universalisme occidental. Afin de vivre en paix, veulent-ils croire, il faudrait se replier à l’abri des frontières nationales et renoncer à agir sur le cours des événements.

Pourtant, après les attentats du 11 septembre 2001 et le refus des talibans de se désolidariser d’Al-Qaida, eût-il été concevable de ne pas intervenir militairement ? Sitôt le régime des talibans dispersé, fallait-il se retirer pour voir ces derniers reprendre de suite le pouvoir ?  Non. Une fois sur place, les Etats-Unis et leurs alliés, avec le blanc-seing de l’ONU, devaient tenter de combler le vide politique. Loin de prétendre instaurer une démocratie à l’occidentale, comme on leur reproche, ils ont composé avec les réalités locales et les « seigneurs de la guerre ».

A l’évidence, cette grande entreprise d’ingénierie sociopolitique a échoué, mais quelle était donc la formule magique à invoquer pour conjurer la force des choses? En matière de géopolitique comme dans la vie, l’agir humain ne fait jamais que repousser les échéances. Remémorons-nous le mythe de Sisyphe.

In fine, les questions stratégiques et géopolitiques ne doivent pas être abordées à la manière d’un « problem solver » qui prétendrait apporter une solution définitive en un temps limité. L’enjeu principal est de maintenir et de durer, i.e. de conserver des positions extérieures pour ne pas devenir l’objet de la politique mondiale.

Jadis, Raymond Aron avait pointé la difficulté pour la « République impériale » de concilier son système politique et ses engagements mondiaux. Le constat vaut pour toutes les démocraties occidentales. Néanmoins, il faudra relever le défi : malheur au fort qui devient faible !