Quel que soit le nom du futur chancelier allemand, la France n’étendra pas son influence sur l’Union européenne

Jean-Thomas Lesueur, directeur général de l’Institut Thomas More

29 septembre 2021 • Entretien •


En dépit du départ d’Angela Merkel, les désaccords et les divergences entre les pays membres de l’UE sont tels que l’immobilisme risque de perdurer, analyse Jean-Thomas Lesueur. D’autant que, selon lui, la France n’a aucun projet clair.


Le parti d’Angela Merkel est tombé à son plus bas niveau historique lors des législatives. Quels enseignements la France peut-elle tirer de ce résultat ?

Que la CDU-CSU soit en recul après seize années passées à la chancellerie fédérale par Angela Merkel n’est pas étonnant. Tout le monde s’y attendait. D’ailleurs, tout le monde s’attendait au résultat serré auquel nous sommes arrivés, sans pouvoir préjuger qui du SPD ou de la CDU aurait le dessus. Finalement, le SPD est en avance de 1,6 points, 775 000 voix et dix sièges au Bundestag. Les deux partis sont dans un mouchoir de poche…

Le véritable enseignement, c’est que ces partis, qui structurent la scène politique allemande depuis 1945, font moins de la moitié des voix à eux deux et, surtout, que les Verts et les libéraux du FDP ont changé de statut et acquièrent une centralité inédite. Ils ont déjà été « faiseurs de chancelier » par le passé mais, là, ils cherchent à s’entendre avant de discuter avec l’une ou l’autre des principales forces. S’ils y parviennent, ils pourront obtenir beaucoup car, qu’il s’agisse du SPD ou de la CDU, le principal parti de la coalition à venir aura besoin des deux pour avoir une majorité, et pas d’un seul. Notons enfin que Die Linke (gauche dure) s’effondre sous la barre des 5% et que l’AfD (droite dure) recule de deux points à 10,3%.

On peut donc dire, en un mot, que si le paysage politique allemand ne sort pas bouleversé de ces élections, il en sort quand même plus fragmenté et plus incertain. Les négociations seront vraisemblablement longues et âpres pour aboutir à une nouvelle coalition. L’Allemagne risque d’être aux abonnés absents des grands dossiers européens et mondiaux pendant de nombreuses semaines…

En Allemagne, le social-démocrate Olaf Scholz et le conservateur Armin Laschet peuvent encore espérer former une coalition gouvernementale. Qu’est-ce que la France peut-elle espérer de ces deux hommes ? Quelles sont leurs divergences ?

Je ne suis pas sûr que la question essentielle soit là. Celle qui se pose est celle des intérêts et de la vision politique, européenne et géopolitique des deux pays. Et chacun sait que les intérêts sont de moins en moins les mêmes et que les visions divergent de plus en plus. Le « couple franco-allemand » est surtout un mantra, principalement utilisé de ce côté-ci du Rhin, ne constitue plus un directoire européen et n’a jamais été un duo géopolitique.

Concernant l’Union européenne, le scénario le plus sûr est qu’il ne va rien se passer de substantiel. D’abord parce que les désaccords et les divergences entre les Vingt-Six sont tels que l’immobilisme est la posture la plus prudente. Ensuite, parce que les envolées d’Emmanuel Macron sur la « souveraineté européenne », « l’armée européenne », etc. laissent de marbre les dirigeants allemands. Enfin, parce que l’Europe économique (le grand marché) et monétaire (l’euro) profitent à l’Allemagne.

Quant aux questions géopolitiques, les différences s’élargissent. Et permettez-moi de ne pas accabler notre pays, qui commet des erreurs mais s’efforce de maintenir vaille que vaille sa « présence au monde », mais plutôt de pointer les ambiguïtés et les fautes de l’Allemagne. Je laisse de côté l’affaire des sous-marins, abondamment commenté ces dernières semaines. Mais je rappelle la volonté acharnée pendant la présidence allemande de l’Union européenne (deuxième semestre 2020) de lui faire signer un accord avec Pékin sur les investissements. Le biais mercantile de Berlin fausse la perception du véritable danger géopolitique que constitue la Chine de Xi Jinping. Je rappelle l’enfermement de Berlin dans le piège du gazoduc Nord Stream II qui, outre l’erreur que constitue le refus du nucléaire et l’obsession du renouvelable qui oblige à compter sur de plus en plus de gaz, renforce la dépendance européenne à la Russie. Je rappelle enfin les faibles résultats obtenus (c’est un euphémisme…) par une politique conciliatrice à l’égard de la Turquie, en Libye comme en Méditerranée orientale, qui illustre les limites de la diplomatie coopérative allemande. La posture française, aux côtés des Grecs, est plus estimable.

En un mot, dans un monde de plus en plus dangereux, où les appétits s’aiguisent, où les empires s’arment, la vision allemande, faite de recherche de consensus et cousue des illusions du « doux commerce » qui empêche la guerre, paraît de plus en plus périmée. Peut-être la France n’a-t-elle plus les moyens de ses ambitions (dans l’Indopacifique ou en Afrique) mais elle s’efforce, au moins, d’agir sur le destin du monde.

L’Allemagne a bien souvent su faire de l’Union européenne une courroie de transmission des intérêts allemands, profitant de la faiblesse de la France ou des fragilités politiques de l’Italie. Le futur chancelier allemand mènera-t-il une politique similaire ?

Assurément oui. Le marché unique profite à son industrie, sa balance commerciale était excédentaire de 180 milliards d’euros en 2020 et l’euro, c’est à peu près le mark. Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More, a parfaitement montré les causes monétaires de l’échec économique français et, par contraste, les raisons du succès allemand.

Sur la plan politique, il me semble que le statu quo convient à peu près à l’Allemagne. Elle ne voudrait pas que l’Union européenne se délite mais elle ne rêve pas non plus d’un « saut fédéral ». Une Union européenne principalement constituée d’un marché et terne et fade sur le plan politique convient sans doute assez bien à ses conceptions. En tout cas, cela lui réussit. Des discours comme celui d’Emmanuel Macron à la Sorbonne en septembre 2017, jonglant avec les références historiques et les concepts flous, sont aux antipodes de la manière allemande de penser et de faire l’Europe.

A l’inverse, la France pourrait-elle profiter du manque de notoriété et d’envergure du futur chancelier allemand, quel qu’il soit, pour rabattre les cartes et étendre son influence sur l’UE ?

Je vous le redis, ce n’est que peu affaire d’homme. Le prochain chancelier n’aura ni l’aura ni l’autorité d’Angela Merkel, au début au moins, mais il représentera toujours l’Allemagne à la table des négociations. Il pèsera donc…

Pour répondre positivement à votre question, il faudrait que le projet européen de la France soit clair et qu’elle ait les moyens de l’imposer. Il va sans dire qu’Emmanuel Macron s’investira fortement dans la présidence française de l’Union européenne, à compter du 1er janvier prochain, puisqu’il aura l’élection présidentielle de mai dans le viseur. Mais que peut-il gagner en quatre mois de substantiel, quand on connaît les lenteurs inhérentes à l’Union européenne et les difficultés considérables pour arriver à des positions communes ?

Peut-on imaginer voir le « couple franco-allemand » vaciller dans les prochaines années ou risque-t-il de se renforcer ?

Vaciller, non, puisque les deux acteurs ont intérêt à maintenir la fiction de son importance : l’Allemagne pour ne pas donner l’impression de décider seule, la France pour rester dans la course. Mais je vous redis que le « couple franco-allemand » est largement vidé de son contenu et est surtout un slogan.

Le point le plus important, je le répète, me semble être la divergence de vues sur les grands dossiers internationaux. L’Allemagne « se projette en puissance civile et pacifique », comme l’ont très bien expliqué Sylvie Lemasson et Gilbert Casasus dans vos colonnes, quand la France entend maintenir une partie au moins de son indépendance stratégique et rester capable de projeter des forces sur des théâtres extérieurs. Ces deux visions conduisent logiquement à des lectures de plus en plus éloignées qu’il s’agisse de l’OTAN, de la Chine ou de la Russie mais aussi du Moyen-Orient ou de l’Afrique. On se gargarisera des positions communes sur la COP26 et l’« urgence climatique » mais ces questions, qui ont pris une importance d’ailleurs inquiétante, n’épuisent pas la réalité géopolitique du monde, loin s’en faut…