Erdogan exploite les passions populaires et les ressentiments à l’encontre de l’Occident

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

26 octobre 2021 • Analyse •


Jean-Sylvestre Mongrenier analyse avec précision les raisons de l’anti-occidentalisme du président turc. Selon lui, la légitimité politique d’Erdogan repose notamment sur un contact direct avec la base et le contournement des élites diplomatiques.


Alors que le litige maritime entre la Grèce et la Turquie semble s’apaiser, Erdogan a annoncé l’expulsion d’une dizaine d’ambassadeurs occidentaux. D’un point de vue géopolitique, quel est l’intérêt de la Turquie à tourner le dos à ses alliés occidentaux ?

De fait, le président turc est ensuite revenu sur sa décision. Peut-être aura-t-il tardivement compris le danger d’une nouvelle crise internationale avec des pays qui sont ses alliés et partenaires (certes circonspects, voire réticents), tant sur le plan diplomatico-militaire qu’économique. Soulignons ici l’importance du marché européen et de l’union douanière Bruxelles-Ankara pour l’économie turque. Celle-ci est partie prenante d’une vaste « plaque » géoéconomique continentale. Au vrai, faut-il encore parler d’« intérêt » pour désigner et expliquer l’option brandie par Recep T. Erdogan ? La notion d’« intérêt » implique un calcul politique et un comportement raisonné en vue d’un avantage concret qu’il importe de conserver ou d’acquérir. Dans le cas présent, cette décision était un emballement sous le coup de la passion et de l’émotion. Autrement dit, un comportement irrationnel.

Si la fuite en avant est momentanément évitée, une telle annonce est pourtant significative : le système politique turc a été transformé en une autocratie, le chef de l’Etat concentrant entre ses mains l’essentiel du pouvoir. Il reste à comprendre pourquoi il a fait marche arrière : existe-il encore dans son entourage des conseillers et des ministres capables de lui faire entendre raison ? Les observateurs sont dubitatifs (les fortes personnalités sont parties ou ont été écartées). Serait-ce la manifestation d’un instinct de survie politique momentanément anesthésié par l’enthousiasme d’une base partisane que Recep T. Erdogan avait « électrifiée » ? Notons enfin que le patronat moderniste, représenté par la TÜSIAD (l’équivalent du MEDEF), a publiquement désapprouvé la politique monétaire et économique inspirée par Recep T. Erdogan. Les milieux d’affaires tournés vers le marché européen conserveraient-ils quelque influence ?

Le président turc a fait cette annonce, devant ses partisans et non par des voies diplomatiques. Que faut-il comprendre ? Cherche-t-il à exploiter les tensions et le sentiment anti-occidental d’une partie de ses concitoyens ? Si oui, pourquoi ?

La légitimité politique que le président turc mobilise, de type charismatique, repose sur un contact direct avec la base et le contournement des élites, diplomatiques en l’espèce. De fait, il exploite passions populaires et ressentiments à l’encontre de l’Occident. On n’insistera jamais assez sur la puissance du ressentiment, trop souvent négligée par une science politique empreinte d’économisme (la politique vue comme marché électoral sur lequel s’échangent promesses de dépenses publiques contre bulletins de vote).

Le ressentiment est un moteur psychique et politique sur lequel Nietzsche a écrit. Dans ce pays, comme dans d’autres au demeurant, il est payant de dénoncer l’Occident, sa supposée malignité et ses complots. Dans le contexte politique turc, c’est ce que les historiens et les géo-politologues nomment le « syndrome de Sèvres » : l’Occident comploterait sans cesse contre la Turquie afin de la dépecer. Les opposants au pouvoir actuel y sont aussi sensibles.

La politique étrangère de la Turquie dépend-elle des aléas de sa politique intérieure ?

Les difficultés intérieures sont bien entendu  prises en compte par Recep T. Erdogan, et la dénonciation de l’Occident a également pour but de resserrer les rangs de ses partisans autour de sa personne. Pourtant, il serait réducteur de voir dans la politique étrangère turque un simple « dérivatif » machiavélique, ou encore un instrument de manipulation des foules, et ce afin de monopoliser le pouvoir. Peut-être que les Occidentaux ne parviennent plus à comprendre nationalismes fusionnels, désirs de revanche et logiques de puissance, incarnés par de « grands fauves » politiques. Seraient-ce les effets conjugués d’une grande fatigue et de la « société du spectacle » ? Il est vital de bien comprendre ce qui se joue aux frontières de l’Occident.

Le président turc porte une vision du monde partagée par les militants de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) et nombre de Turcs. Elle lui inspire un projet politique, véhiculé par une stratégie d’ensemble (encore que …). Les actions de force de la Turquie dans son « étranger proche » ou plus lointain s’inscrivent dans cette stratégie. Ne négligeons pas le fait que la « nouvelle Turquie » (celle de l’AKP) n’est plus un simple pivot géopolitique : elle se pose sur la scène internationale et agit comme un acteur géostratégique de plein exercice, animé par de redoutables ambitions de puissance. Nous ne sommes pas les spectateurs malgré nous d’un « show » à vocation intérieure.

La Turquie est plongée dans une grave crise économique, avec un chômage et une inflation élevés. En se mettant un peu plus à dos l’Occident, Erdogan risque-t-il de dégrader un peu plus l’économie de son pays ?

L’économie est le volet faible de la « grande stratégie » turque. Au-delà d’un certain nombre d’inepties en matière de politique monétaire et de gestion de l’économie – vouloir par exemple baisser les taux d’intérêt au fur et à mesure que l’inflation s’accélère et que la monnaie chute –, la Turquie est affectée par des faiblesses structurelles qui sont celles des économies émergentes, nécessairement dépendantes de capitaux étrangers et d’investissements extérieurs. Remarquons à ce sujet que le rêve suscité par les « BRICS » et les économies de pays membres du G20, dont l’économie turque, se dissipe. De ces constructions intellectuelles ne reste que la Chine populaire, la deuxième économie au monde.

A ce sujet, Recep T. Erdogan pourrait vouloir renflouer son pays en se tournant vers Pékin : « One Belt, One Road » (la Belt and Road Initiative), de l’Asie de l’Est à l’Asie Mineure ? Cela impliquerait que la Turquie ne se soucie plus de la question des Ouïghours dont on connaît le triste sort. Adieu dès lors le Sin-Kiang (Xinjiang), le thème panislamique et le pantouranisme ? Au-delà du partenariat conflictuel qui lie Ankara et Moscou (une « entente brutale »), il importe de scruter les relations sino-turques.

En l’état des choses, il existe une contradiction fondamentale entre le révisionnisme et l’anti-occidentalisme de la politique étrangère d’une part (malgré l’appartenance à l’OTAN), de l’autre l’intégration de l’économie turque dans le système occidental (importance du marché des capitaux, rôle du dollar et Union douanière Bruxelles-Ankara). Cette distorsion est accrue par l’emprise du président turc sur la banque centrale et la politique monétaire, ses décisions solitaires impulsives et des mouvements tactiques erratiques. La seule observation des faits met en évidence la détérioration continue de la monnaie, de la situation économique et du niveau de vie des Turcs.

Au pouvoir depuis bientôt dix-neuf ans, Recep Tayyip Erdogan assiste à une érosion inédite de sa base électorale, qui compromet ses chances de réélection. Cette stratégie peut-elle fonctionner d’un point de vue électoral ?

La raison politique voudrait qu’il n’en soit pas ainsi, mais il est des situations dans lesquelles la logique du pire l’emporte : il faut tenir compte de la « psychologie des foules ». Jusqu’à maintenant, l’alliance de l’AKP et du MHP (Parti d’Action nationaliste), réunis dans un front islamo-nationaliste, a permis à Recep T. Erdogan de surmonter de précédentes épreuves électorales présentées comme défavorables à Recep T. Erdogan. L’homme a de la ressource : c’est un « animal politique ». Surtout, au cours des deux dernières décennies, la Turquie a changé et, en votant pour l’AKP, la « Turquie profonde », ces « Turcs noirs » présents jusque dans les villes et métropoles de l’Anatolie occidentale en raison de l’exode rural, a trouvé un mode d’expression politique. Bref, « l’Anatolie n’est plus la colonie d’Istanbul », et les « Turcs blancs » (l’establishment dit « kémaliste ») ont perdu leur prééminence.

N’imaginons pas l’électeur turc moyen comme un citoyen-consommateur cherchant à maximiser ses bénéfices sur le marché électoral, avec pour seul point de référence son niveau de vie. Le pouvoir de Recep T. Erdogan repose sur sa capacité à susciter les passions, à faire rêver ses compatriotes en évoquant un projet de puissance (le « néo-ottomanisme ») ; il a trouvé une « formule » politique qui lui permet de pénétrer leur code mental. Par ailleurs, le pouvoir turc a les moyens d’influer sur le scrutin (à la marge du moins). L’opposition sera-t-elle capable de s’unir et de soutenir une figure politique rivale suffisamment charismatique pour contrebattre le président turc ?

C’est l’épuisement du système politique des années 1990 qui a permis à l’AKP de s’imposer. Depuis, le pays a été reconfiguré : la sociologie du pouvoir et de l’Etat n’est plus la même, les confréries et fondations islamiques quadrillent une partie de la société, et la répression s’est abattue sur les éléments les plus vivaces. Certes, l’opposition a remporté les municipalités d’Istanbul et d’Ankara. A partir de ce fait, peut-on extrapoler et anticiper une défaite de l’AKP ? Rien n’est assuré. D’autant plus que l’instabilité régionale et l’incertitude internationale ont aussi des conséquences sur la scène politique intérieure : complexe obsidional et réflexe de « forteresse assiégée » ; plus grande efficacité dans la dénonciation d’un « bouc-émissaire » extérieur et primat de l’opposition « eux-nous ».

En campagne, peut-on s’attendre à ce que le président turc aille encore plus loin ? Comment cela pourrait se traduire ?

En l’occurrence, Recep T. Erdogan a reculé. Mais si son pouvoir personnel était sérieusement menacé, il pourrait chercher à reprendre la main au moyen d’initiatives désastreuses. Sur le plan de la politique extérieure, son audace tactique et ses hautes ambitions politico-stratégiques sont équilibrées par la compréhension des rapports de force objectifs : le président turc sait temporiser et marquer le pas, sans pour autant renoncer à ses fins. Sa capacité à conduire une relation de conflit-coopération avec la Russie, à naviguer entre atlantisme, eurasisme et islamo-nationalisme (une formule plus juste que « néo-ottomanisme »), tout en enregistrant des gains, témoigne de son savoir-faire.

En politique intérieure, la puissance effective dont il dispose et l’hubris que provoque ce type de situation sont susceptibles de se retourner contre lui : les « forces de rappel », c’est-à-dire les obstacles et données de fait pouvant le ramener à la raison, font défaut. Après avoir affaibli l’économie turque, son intempérance et ses imprudences pourraient provoquer un krach brutal, voire un collapsus dont les solidarités familiales et l’économie informelle ne pourraient contenir les effets. Rappelons-nous : c’est une situation similaire – crise financière, gabegie et corruption dramatiquement mises en évidence lors du tremblement de terre de 1999 – qui a créé les conditions propices à la victoire de l’AKP en 2002. Encore faudrait-t-il une personnalité et une force politique capables d’exploiter ces circonstances.