Inflation, politique monétaire · L’erreur de pilotage des banques centrales se rapproche

Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More

26 novembre 2021 • Chronique •


Alors que la hausse des prix est partie pour durer, les grands banquiers centraux ne semblent pas avoir pris la mesure de ce phénomène, potentiellement lourd de conséquences, analyse Sébastien Laye dans sa chronique à Capital.


6% aux Etats Unis, 4% en Allemagne, 3,1% en moyenne dans l’Union européenne : force est de constater que l’inflation est avec nous, et après six mois d’accélération constante, il est désormais inapproprié de parler de phénomène transitoire. Certes, il y a aussi des causes contingentes (et non pérennes au-delà de quelques mois) à cette inflation, tel le fort redémarrage de la consommation après les confinements, les goulets d’étranglements dans les chaînes de production. Mais les banquiers centraux eux-mêmes ont dû passer à Canossa et admettre que cette inflation était finalement plus durable que ce qu’ils disaient il y a encore quelques semaines.

On peut pointer des causes de long terme (même si les forces déflationnistes de long terme sont encore plus importantes, selon nous), comme une relative déconstruction de la mondialisation, les tensions géopolitiques ou le coût de la transition énergétique. Mais la principale responsable de l’envolée du prix des biens et non plus seulement des actifs, c’est bien la politique monétaire elle-même. En dépit des dénégations des banquiers centraux, la courbe de Phillips (le fameux arbitrage entre chômage et inflation qui tenait traditionnellement lieu de compas aux banquiers centraux) a repris ses droits. Leur intense stimulation de l’économie en période de Covid a fini par susciter de l’inflation qui s’infiltre désormais parmi toutes les spores de l’économie : non plus seulement les bulles spéculatives (comme durant une bonne partie de la décennie précédente), mais aussi les prix de l’énergie, des matières premières, du logement. Le prix du blé a explosé de 55% en un an et pourrait susciter des révoltes de la faim, comme lors des Printemps arabes. La question du pouvoir d’achat est vite devenue centrale pour les opinions publiques, y compris en France avec la perspective de l’élection présidentielle.

Une fois le constat posé, les banquiers centraux et les politiques auraient eu l’opportunité ces derniers jours de corriger le tir, ne serait-ce qu’en guidant les opinions et les investisseurs vers un horizon de sortie de ces stimulus monétaires. Commençons par les États-Unis : avec la fin du premier mandat de Jerome Powell – colombe (partisan de l’expansion monétaire) soumise aux desiderata de Trump –, Biden aurait pu insuffler une nouvelle direction à la Fed : nommer un faucon (partisan de la restriction monétaire) pour préparer, en 2023, la hausse des taux, ou Lael Brainard, plus agressive sur la régulation des banques ou les objectifs de la Fed (emploi, changement climatique). Mais le système monétaire américain paraît se satisfaire de l’antienne du prince de Lampedusa : « Il faut que tout change pour que rien ne change ». Il n’y aura pas de hausse des taux aux USA en 2022 sauf si l’inflation devenait vraiment incontrôlable : avant de faire cette hausse, la Fed va probablement se livrer à plusieurs trimestres de tapering, c’est-à-dire de ralentissement des achats d’actifs, préparant très (trop ?) lentement la voie à la hausse des taux. N’oublions pas que Biden doit passer l’écueil des élections de mi-mandat en novembre 2021.

En Europe, la Banque centrale n’évoque même pas la possibilité d’une normalisation des conditions monétaires. Les faucons, comme le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, ne se font plus entendre comme avant le Covid, et Christine Lagarde reste mesurée dans ses propos sur l’inflation : ni dans le déni, ni dans la vraie prise de conscience. Peut-être se dit-elle qu’avec une moyenne d’inflation à 3% mais des perspectives de croissance à 4% l’an prochain, la situation sera tenable…

Les banquiers centraux savent aussi que si eux-mêmes ne contrôlent pas l’hydre inflationniste, il n’y a que deux solutions (indépendantes d’eux) : soit l’inflation reste à des niveaux élevés sans s’emballer (mais à 6% aux États Unis, on atteint le seuil que le citoyen ne peut plus accepter, et qu’il fera payer cher au politique ; en Europe, on pourrait en arriver là d’ici cinq mois), soit sa montée exponentielle crée une récession (et en dehors du risque de stagflation, on peut très bien avoir une vraie récession avec destruction de la demande qui du coup, au moins pendant la durée de la contraction, éliminera toute inflation). Paradoxe bien connu des économistes : on peut avoir beaucoup d’inflation avec un ralentissement et une croissance atone (stagflation du type de celle des années 1970) mais aussi une inflation brutalement détruite par une récession, elle-même en grande partie due au pic d’inflation. Il suffit d’observer les cours du pétrole pour comprendre le phénomène. En dépit des discours très optimistes servis par les autorités publiques sur la période post-Covid, il ne faut pas exclure trop rapidement un risque de récession mi ou fin 2022 sur fond de tensions inflationnistes.

Powell et Lagarde, en choisissant de ne pas évoquer la normalisation monétaire alors même que l’inflation se déchaîne sur le terrain, prennent le risque d’être accusés plus tard de laxisme, si un consensus émerge l’an prochain pour sortir des politiques actuelles. Il n’y a pas de solution idéale pour eux, si ce n’est de rappeler aux dirigeants politiques que la politique monétaire ne peut pas tout, et que, surtout, elle doit être coordonnée avec les politiques gouvernementales, car elle est aussi l’expression de la souveraineté d’un pays. Qui a dit que les banquiers centraux étaient vraiment indépendants ?