Guerre en Ukraine · Comment Vladimir Poutine réécrit les faits pour justifier l’invasion

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

25 février 2022 • Entretien •


Les accusations de génocide des russophones d’Ukraine ou la volonté de « dénazifier » le pouvoir ukrainien font partie des représentations « profondément enracinées » chez Vladimir Poutine. Autant d’accusations qui relèvent du « mensonge pur et simple », explique Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur à l’Institut Thomas More, auteur du Monde vu de Moscou. Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie post-soviétique (PUF, 2020).


La présidence française a parlé de « dérive idéologique » et de propos « rigides et paranoïaques » après les accusations de « génocide » envers les populations de l’est de l’Ukraine, région gouvernée selon lui par des « nazis ». S’agit-il d’une nouveauté dans le discours du président russe ?

Cette vision a pris un tour obsessionnel chez lui, mais elle est profondément enracinée dans le discours et les représentations géopolitiques de Vladimir Poutine et des hommes qui l’entourent. Il parlait déjà de « génocide » lors de l’intervention en Géorgie en 2008, et encore pour la Crimée en 2014. C’est un mensonge pur et simple. Cette rhétorique fait écho au souvenir de la seconde guerre mondiale – la « grande guerre patriotique » en Russie. La victoire soviétique sur le nazisme est devenue sacrée et a été transformée en véritable « religion politique » ces dernières années.

La question est de savoir si les dirigeants russes manipulent consciemment ces fantasmagories ou bien s’ils croient à leur propre propagande. Le public russe est le premier visé par ce discours, renforcé par la répression de toute opinion ou pensée dissidente – en témoigne encore l’interdiction des manifestations contre la guerre en Ukraine [des centaines de manifestants ont été arrêtés, jeudi]. On ne peut cependant pas écarter l’hypothèse selon laquelle Vladimir Poutine aurait fini par s’embrigader lui-même.

L’accusation selon laquelle Kiev voudrait se doter de l’arme nucléaire, en revanche, est plus récente. Là encore, c’est faux. L’Ukraine a été désarmée sur le plan nucléaire après le « mémorandum de Budapest », signé par la Russie en 1994, et rien ne laisse à penser que Kiev veuille revenir sur ses engagements. Ce texte était censé garantir la sécurité et l’intégrité territoriale de l’Ukraine en contrepartie du retrait des engins nucléaires soviétiques. Les engagements russes, en revanche, ont été violés par le Kremlin dès 2014.

Le président russe a aussi affirmé à de nombreuses reprises que l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) menaçait sa sécurité et martelé son exigence que l’Ukraine ne rejoigne jamais l’alliance. Comment expliquer l’exacerbation de ces menaces à l’encontre de l’OTAN ?

Les dirigeants russes ont un double discours sur l’OTAN. Sur le plan extérieur, ils font mine de s’inquiéter et en parlent comme s’il s’agissait d’une entité diabolique en pleine « expansion », comme si les alliés opéraient des conquêtes. Entre eux et dans leurs médias, les dirigeants russes et les « intellectuels organiques » du Kremlin qualifient pourtant l’OTAN de tigre de papier. Ils affirment que les Occidentaux, définitivement rétifs à la guerre et à toute épreuve de force, sont stratégiquement déclassés et historiquement dépassés. Ils n’ont que mépris pour l’OTAN et, plus encore, pour ses membres européens. Affirmer que la Russie a été « provoquée » par l’« expansion » de l’OTAN est une contre-vérité.

Par ailleurs, il n’y a pas de consensus entre alliés pour accepter l’Ukraine au sein de l’Alliance atlantique, ce qui explique le report sine die de sa candidature. Sur le principe, l’OTAN est ouverte à tout Etat européen qui fait une demande d’adhésion mais, en pratique, cette politique de la « porte ouverte » est suspendue. Vladimir Poutine le sait très bien.

La question de l’OTAN est un leurre. La Russie n’est pas sur la défensive, elle est à l’offensive : Vladimir Poutine veut s’emparer du territoire ukrainien, en prendre le contrôle politique, stratégique et militaire. Le démantèlement de ce territoire a commencé en 2014, avec la Crimée et le tiers du Donbass. Mais cette grande entreprise de conquête territoriale avait commencé bien plus tôt, en août 2008, lorsque deux régions séparatistes de Géorgie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, étaient passées sous le contrôle de Moscou, après une guerre d’agression russe.

Le maître du Kremlin se pose en « rassembleur des terres russes » et il veut s’emparer de territoires autrefois conquis et dominés, en dépit du fait que les Etats post-soviétiques sont reconnus sur le plan international et représentés à l’Organisation des Nations unies.

On retrouve la vision de l’histoire défendue par Vladimir Poutine selon laquelle l’Ukraine n’est pas un Etat indépendant…

C’est un élément constant de sa vision du monde. En avril 2008, lorsque l’OTAN avait refusé d’accorder à l’Ukraine, ainsi qu’à la Géorgie, un plan d’adhésion, la seule promesse d’un élargissement sine die avait suscité la colère de Vladimir Poutine. Il avait alors affirmé que l’Ukraine n’était qu’un pseudo-Etat. Pour lui, les Ukrainiens sont des « petits Russes » et leur pays appartient à la Russie.

Le paradoxe est qu’il serait possible, du point de vue historique, d’inverser totalement le discours. Si les dirigeants ukrainiens faisaient un usage politico-idéologique de l’histoire comme Vladimir Poutine, ils pourraient soutenir la thèse d’un rattachement de la Moscovie à l’Ukraine.

Le discours de Vladimir Poutine est une construction destinée à justifier une volonté de puissance et une soif de domination, et ce dans une logique de revanche sur l’issue de la guerre froide. Il faut se souvenir qu’au milieu des années 2000 il avait qualifié la disparition de l’URSS de « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Avant même l’arrivée au pouvoir de M. Poutine, la Douma avait énoncé une doctrine de l’« étranger proche » qui considérait les autres Etats post-soviétiques comme des sujets de la politique russe. Il n’y a rien de nouveau dans la rhétorique de Vladimir Poutine : le discours était public et explicite. Il est dramatique qu’on ne l’ait pas pris au sérieux.

L’important maintenant est d’identifier ses buts de guerre, son projet géopolitique. Avec la satellisation de la Biélorussie et la possible conquête de l’Ukraine, la Russie sera en mesure de menacer de manière plus dangereuse encore les Etats baltes, d’anciennes républiques soviétiques considérées à Moscou comme sécessionnistes. La Pologne, la Moldavie et la Roumanie, qualifiées par Sergueï Lavrov [le ministre russe des affaires étrangères], d’« orphelins du pacte de Varsovie », sont aussi menacées. En d’autres termes, l’onde de choc parcourt toute l’Europe.