« Poutine veut devenir le nouveau maître de l’Europe »

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More 

4-5 mars 2022 • Entretien •


Selon Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More et auteur de Le monde vu de Moscou. Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétique (PUF, 2020, en savoir +), la guerre en Ukraine n’est, pour le maître du Kremlin, qu’une étape dans sa stratégie visant à asseoir son influence sur le continent européen. Cette crise risque aussi de précipiter un rapprochement sino-russe qui bouleverserait les équilibres de puissance dans le monde.


Voici une semaine maintenant que les troupes russes sont entrées en Ukraine et l’on entend certains commentateurs s’étonner de la lenteur de l’invasion voire s’interroger sur la volonté réelle de Vladimir Poutine d’aller jusqu’au bout du processus. Qu’en pensez-vous ?

Je pense que nous sommes prisonniers du temps court. On a l’impression que si tout n’est pas bouclé en trois ou quatre jours, nous sommes en présence d’un échec. Ce n’est pas conforme à la réalité. L’Ukraine est un pays bien plus vaste que la France, avec une superficie proche de 600 000 kilomètres carrés et une machine de guerre telle que l’a préparée la Russie ne se manie pas aussi facilement. Nous ne sommes pas dans le contexte d’une guerre-éclair menée dans un espace réduit. Pour ma part, je n’ai aucun doute sur l’intention de Vladimir Poutine d’aller au bout de ce qu’il a entrepris. Il est animé par un objectif clair : celui d’éliminer l’Ukraine comme Etat souverain et indépendant. Il a accumulé les troupes nécessaires pour parvenir à ses fins. Croire le contraire serait à mes yeux une faute historique.

Peut-il encore s’arrêter à la possession de certains territoires ou veut-il envahir toute l’Ukraine ?

On n’assiège pas une capitale comme Kiev si l’on ne poursuit pas un objectif politique maximal qui est, encore une fois, la disparition de l’Etat ukrainien. Nous sommes bel et bien en présence d’une guerre à but absolu et non pas, comme l’espéraient lâchement certains dirigeants occidentaux, la seule conquête militaire de quelques territoires ukrainiens situés à la frontière russe, laquelle aurait suffi à apaiser les ambitions de Poutine.  Il ne faut pas confondre les modalités précises que pourrait prendre la future domination russe sur l’Ukraine – tout le territoire occupé ou certaines portions du territoire rattachées à la Russie et le reste regroupé au sein d’un Etat croupion – et les objectifs de fond poursuivis par Moscou. Au printemps 2008, Vladimir Poutine avait piqué une colère noire lorsqu’on avait certes refusé à l’Ukraine le droit d’entrer dans l’Otan mais maintenu la porte ouverte à une telle éventualité. Il avait alors expliqué que l’Ukraine n’avait aucune raison d’être en tant qu’Etat. En juillet 2021 il a publié un long texte dans lequel il le redit clairement. Pour lui, les Ukrainiens, ce sont des « petits Russes ».

Est-ce que les appétits de Poutine se limitent à l’Ukraine ou est-ce que son ambition est de restaurer les frontières occidentales de l’ancien empire soviétique voire de la Russie tsariste ?

C’est le début d’une offensive beaucoup plus large. Il faut en effet se rendre compte qu’il y a chez Vladimir Poutine une forme de patience stratégique qui est à l’opposé de tout ce que l’on a pu dire récemment sur le fait qu’il aurait pris une décision brutale sous l’empire de je ne sais quelle forme de folie. Entre la guerre éclair en Géorgie en août 2008 et l’annexion de la Crimée en 2014 il s’est écoulé six ans, puis huit ans entre la Crimée et l’actuelle invasion de l’Ukraine. Cela montre que Poutine n’est pas un pur opportuniste mais qu’il saisit les opportunités lui permettant de mettre en oeuvre une vision géopolitique de long terme.

Quelle est cette vision ?

On peut la résumer en un projet politique visant à restaurer une domination russo-soviétique, la plus large possible. Sa vision du monde fusionne de manière dynamique la période des tsars et la période soviétique.  Il ne faut jamais oublier que Vladimir Poutine est d’abord un « produit » de l’URSS de Leonid Brejnev. C’est l’époque où l’URSS était au summum de sa puissance. Sur le plan diplomatique ou militaro-industriel, elle avait atteint une quasi-parité stratégique avec les Etats-Unis. Au début de 1977, elle déployait les SS 20 pour prendre en otage l’Europe occidentale. La flotte soviétique rayonnait et se hasardait jusque dans le Pacifique Sud.  Raymond Aron ira jusqu’à envisager que l’URSS remporte la guerre froide dans son fameux « Plaidoyer pour une Europe décadente ».

S’il fait un pas plus loin que l’Ukraine, Vladimir Poutine arrive aux frontières de l’Otan. Sont-elles de nature à l’arrêter ?

Il ne suffit pas qu’il y ait un panneau OTAN à l’entrée d’un pays pour l’arrêter. D’autant que son but est précisément de faire voler en éclat cette alliance qui, avec l’UE, entrave sa volonté de dominer l’Europe. Il faut donc bien comprendre que face au basculement que nous venons de vivre avec l’Ukraine, la simple appartenance nominale à l’Otan ne suffira pas. Il faut que l’appareil militaire des Alliés monte en puissance. On ne peut rester dans la simple émotion et le romantisme quarante-huitard pour faire face aux ambitions de Poutine. En vérité, les sanctions économiques et commerciales mises en œuvre depuis quelques jours ne suffiront pas même si leur effet à moyen terme sera réel. La seule approche géoéconomique ne peut tenir lieu de grande stratégie.

Mais la force de ces sanctions économiques ne changent-elles pas la donne, dans la mesure où elles fragilisent beaucoup l’économie russe ?

Ces sanctions auront des effets dans la durée. Elles sont fortes et profondes, mais ne suffiront pas à modifier le comportement russe sur le court terme. Le pouvoir du Kremlin est beaucoup plus solide qu’il y a quelques années.  Au moment de l’invasion de la Crimée en 2014, la thèse était que nous avions affaire à un système politico-mafieux dont la motivation essentielle était le profit et le lucre. En attaquant les oligarques au portefeuille, on espérait les convaincre de renverser Poutine. Mais il faudra faire beaucoup plus pour ébranler sa « verticale de pouvoir ». Il faut donc ajouter à cette riposte économique des volets politique, militaire et diplomatique. Par exemple que fait-on pour la Moldavie ? Attend-on que les troupes russes soient aux portes de ce pays pour réagir ou décide-t-on dès maintenant que l’OTAN le couvre à partir de la Roumanie ? Même chose pour la Géorgie. Il faut retrouver l’esprit d’initiative et ne pas subir les décisions de Vladimir Poutine.

Vous ne croyez donc pas à l’effondrement économique de la Russie…

Ce sera certainement difficile pour la Russie, mais son isolement est relatif. Vladimir Poutine a pris soin ces dernières années de renforcer ses appuis en Asie. Il existe une réelle alliance entre la Russie et la Chine. Ces deux pays s’efforcent de prendre la tête d’une sorte de Sud globalisé, une vaste coalition plus ou moins fluctuante qui reposerait sur l’hostilité que les Occidentaux inspirent dans de nombreuses régions du monde, de l’Asie à l’Afrique. Une colère que nous alimentons d’ailleurs avec un discours d’auto-flagellation permanent.  Ce qu’il faut avoir à l’esprit, c’est que les équilibres de richesse et de puissance se déplacent vers la Chine et l’Asie. Toute la planète ne tourne plus autour de l’Occident.

En réponse aux sanctions occidentales, Vladimir Poutine a brandi la menace nucléaire. Comment faut-il l’interpréter ?

Cela fait plusieurs années que certains experts se demandent si la doctrine nucléaire russe est toujours basée sur la seule logique de dissuasion. Les déclarations récentes de Poutine sur le sujet montrent qu’il pratique l’intimidation nucléaire. Il utilise cette menace pour atteindre des objectifs de conquête. Ces gesticulations nucléaires sont d’autant plus inquiétantes que depuis quelques années, il brandit de nouvelles armes de destruction massive, notamment hypersoniques. On se demande s’il ne pourrait pas utiliser l’arme nucléaire comme une « super artillerie » afin d’atteindre ses objectifs géopolitiques extérieurs et de contraindre les Occidentaux à se tenir à l’écart. Ce possible usage du nucléaire selon une logique de sanctuarisation agressive est pris au sérieux.

Plus largement, que pensez-vous de la réaction occidentale depuis le début de la crise ukrainienne. Vous paraît-elle à la hauteur ?

Là encore, il faut se garder des émotions. Prétendre, par exemple, que cette offensive de Poutine en Ukraine a permis à une Europe-puissance de surgir enfin n’est pas sérieux. La seule force collective qui peut compter en l’espèce, c’est celle de l’Otan et de l’Occident. Et ce qui rassure de façon momentanée, c’est de constater un retour du leadership américain depuis le début de cette crise.  Ne nous leurrons pas : les trois-quarts du potentiel de défense de l’Otan, ce sont les Etats-Unis qui les fournissent. Or nous sommes encore loin d’avoir utilisé à plein ce potentiel. Souvenons-nous qu’à la fin de la guerre froide, il y avait 330 000 soldats américains en Europe. Ils ne sont plus que 40 000 aujourd’hui.

Pensez-vous que les Américains sont prêts à se réinvestir en Europe ?

Les Américains ne sont jamais partis d’Europe. Mais ils considéraient que la situation était durablement stabilisée sur le continent, que le développement de l’Union européenne servait leurs intérêts de long terme en leur permettant de se redéployer vers l’Asie en toute sécurité.  Aujourd’hui de nouveaux rapports de force sont en train de se dessiner d’un bout à l’autre de la masse eurasiatique, avec la possible formation d’une grande Eurasie sino-russe. Dans cette corrélation des forces, les Etats-Unis ne peuvent pas faire l’impasse sur l’Europe.

Et si Donald Trump revenait au pouvoir ?

On ne peut pas exclure des erreurs stratégiques, comme l’idée qui a eu cours aux Etats-Unis au début du mandat de Trump qu’une alliance objective entre Moscou et Washington pouvait faire barrage aux ambitions de la Chine. Cette théorie baptisée « Nixon in reverse » s’est brisée sur les appétits de Vladimir Poutine qui ne veut pas être le supplétif des Américains, mais le nouveau maître de l’Europe. Son objectif est de détruire l’Otan et dans la foulée l’Union européenne. Car il a bien compris que les deux institutions étaient étroitement solidaires. S’il parvenait à ses fins, nous reviendrions à une situation proche de celle des 18e et 19e siècle, avec une lutte constante entre les nations et le retour d’une forme de darwinisme géopolitique.

C’est un scénario que l’on ne peut pas exclure selon vous ?

Ces dernières décennies, on a considéré que l’Histoire était une flèche linéaire orientée vers le progrès. Dans cette conception, Poutine était un point aberrant sur une courbe bien orientée, un problème soluble dans la démocratie de marché. Aujourd’hui, c’est toute notre vision du monde qui doit être revue. Notamment l’idée que nous serions du bon côté de l’Histoire et qu’à moyen et long terme notre vision du monde prévaudrait. Or, nous vivons un basculement historique après cinq siècles de domination occidentale. La montée en puissance de la Chine en est une manifestation. L’offensive de Poutine sur l’Ukraine aussi. Il n’y a rien de fatal mais ne jetons pas le manche après la cognée.