L’Ukraine montre que les crypto-monnaies pourraient devenir une arme de (financement) de guerre

Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More

10 mars 2022 • Entretien •


Le gouvernement ukrainien redouble d’efforts pour lever des fonds afin de soutenir la lutte contre l’envahisseur russe. Seulement une semaine après le début de la guerre, l’Ukraine aurait récolté plus de 50 millions de dollars de dons en monnaie numérique.


Deux jours après l’invasion russe, le compte Twitter officiel de l’Ukraine a diffusé des adresses Bitcoin et Ethereum dans le but de recevoir des dons en crypto-monnaies. L’Ukraine aurait récolté plus de 50 millions de dollars en dons en monnaie numérique à l’issue de la première semaine de conflit. D’où viennent ces fonds ? Comment les Ukrainiens peuvent-ils s’en servir dans le cadre de la guerre face à la Russie ?

Traditionnellement, les États en guerre ou même envahis financent de l’aide humanitaire ou leur effort de résistance militaire par l’émission d’obligations de guerre ou War Bonds : les Américains ont ainsi vendu à leur population des Liberty Bonds durant la Seconde guerre mondiale. Ainsi, l’État ukrainien a vendu pour 227 millions de dollars de War Bonds à 11% depuis le début des hostilités. Mais les Ukrainiens ont aussi immédiatement donné des adresses bitcoins et ethereum sur un compte twitter officiel, encourageant les donations en ces crypto monnaies. Immédiatement, 50 millions ont été collectés et 100 millions seraient en cours pour la seconde semaine. L’aide en cryptos s’approche donc de l’effort patriotique classique des War Bonds.

Ces fonds viennent de donations d’Ukrainiens de la diaspora, de sympathisants internationaux de la cause de l’Ukraine et même d’Ukrainiens eux-mêmes impliqués dans cette industrie. Les cryptos permettent une levée de fonds plus internationale que les War Bonds (qui ne sont pas accessibles sur une application ou un courtier classique en Occident), plus orientée vers le grand public (qui a besoin d’intermédiaires pour acheter des obligations), et transférer de l’argent d’un wallet (portefeuille crypto) à un autre est bien plus aisé, pratique et rapide que de faire un virement bancaire.

Par ailleurs, beaucoup d’individus de par le monde ont accumulé des fortunes en ces cryptos, et faire un don direct a moins d’incidence fiscale que de vendre ces monnaies. Il faut aussi se projeter sur les usages futurs: avec une donation classique, seul l’humanitaire est concerné du fait des règles régissant le domaine caritatif. Dans le cas d’un virement de crypto-monnaies sur le compte du gouvernement ukrainien, l’effort militaire peut être financé.

Comment expliquer cette volonté d’obtenir des crypto-monnaies pour financer la guerre face à la Russie plutôt que des obligations de guerre classiques ? Quel est l’avantage des crypto-monnaies ?

En premier lieu, l’accès à une base d’investisseurs mondial, en capitalisant sur la sympathie suscitée par la cause ukrainienne dans les opinions publiques. Deuxièmement, la résistance à la censure de certains pays (par exemple en Chine), certaines plateformes numériques, et les lois occidentales régissant le financement d’armes. Enfin, une volonté de s’afficher publiquement de manière efficace aux cotés des Ukrainiens : par exemple des artistes ont émis des NFT liés au conflit dont les revenus reviennent aux Ukrainiens. Tout cela est encore assez expérimental, mais à 150 millions, on peut dire que le premier test in vivo est encourageant. Enfin, les obligations classiques ont un tel risque de crédit que les Ukrainiens doivent payer un taux dirimant, à presque 11% actuellement : concrètement, dans quelques jours, ils ne devraient plus pouvoir en émettre, et compter sur les donations, aides de la Banque mondiale et… les cryptos.

L’Ukraine est massivement supportée par la communauté geek de par le monde : on pensait l’armée russe à la pointe de cyberattaques, mais son plan en la matière, d’abord couronné de succès lors de la première semaine, est en train de s’effondrer face aux contre-attaques des Anonymous et de dizaines de milliers de hackers dans le monde qui saturent les serveurs russes. Bien évidemment, dans cette communauté, on retrouve aussi des détenteurs de cryptos : un investisseur américain me disait récemment que c’était un test grandeur nature sur la puissance de cette communauté et sa capacité à se mobiliser.

Les Russes essaient-ils également de lever des fonds grâce aux crypto-monnaies ? La crypto-monnaie pourrait-elle devenir une ressource d’importance dans les guerres futures ?

De l’autre côté, chez les Russes, signalons aussi la tentative d’utiliser les cryptos pour contourner les sanctions : non pas vraiment de la part du gouvernement russe, mais aussi chez les oligarques qui sont souvent de bons financiers et cherchent un repli pour leurs fortunes menacées. D’où la récente saillie de Biden sur la régulation du Bitcoin – qui, soit dit en passant, est demandée par les acteurs institutionnels du secteur afin de sortir des zones d’ombre et de conquérir de nouveaux marchés. La Russie, devenue en dix jours un État paria sur la scène internationale, ne peut envisager de levées de fonds via les cryptos.

Les cryptoactifs, appelés à jouer un rôle important dans nos économies, feront immanquablement partie de la panoplie de guerre : de guerre économique à coup sûr, de la guerre militaire à proprement parler comme tout outil de financement. Si les gouvernements occidentaux et leurs banques centrales paraissent parfois rétifs à soutenir ce secteur, parlent sans cesse de l’encadrer, ils le laissent se développer. On ne peut pas en dire autant des démocratures (Chine, Russie, Turquie, etc.) qui, tout en tentant parfois de recycler de l’argent sale ou de contourner des sanctions via ce secteur, sont (en bon centralistes autoritaires) complètement opposés à l’expansion d’un secteur qui leur échapperait et favoriserait les oppositions. La communauté crypto, attachée aux libertés, sera du côté des démocraties libérales dans ces probables conflits à venir avec les démocratures.