Cyberattaques et dépendance numérique · La souveraineté européenne à l’épreuve du réel

Cyrille Dalmont, chercheur associé à l’Institut Thomas More

17 mars 2022 • Opinion •


Lors du Conseil européen de Versailles, les 10 et 11 mars, Emmanuel Macron a remis en selle le thème de la « souveraineté européenne ». Pour Cyrille Dalmont, auteur du rapport L’impossible souveraineté numérique européenne : analyse et contre-propositions, ce projet va à contrecourant de la réalité de l’économie mondiale actuelle et du retour des souverainetés nationales.


Le Conseil européen de Versailles des 10 et 11 mars a été l’occasion pour Emmanuel Macron de remettre en selle son thème fétiche depuis 2017 de la « souveraineté européenne » qu’il présente comme un « impératif » pour la survie et l’avenir de notre « Vieux Continent ». Comme cela a été démontré par de nombreux experts, cette formule relève davantage du slogan que du principe fondateur : l’Union européenne est une organisation internationale qui ne dispose d’aucune souveraineté propre mais seulement d’une souveraineté déléguée par les États membres qui la composent. Le Brexit en a été la parfaite illustration : le Royaume-Uni n’a pas fait sécession, il a quitté une organisation internationale, certes beaucoup plus intégrée que d’autres, mais dont la nature est la même.

Dans le domaine numérique, comme dans celui de la défense, promouvoir cette chimère philosophico-politique, dans une période de tension internationale extrême qui plus est, est non seulement inefficace (à moins de croire aux prophéties auto-réalisatrices) mais contre-productive, voire dangereuse. Elle laisse croire que l’Union européenne a les moyens de la souveraineté et les outils de la puissance et qu’il lui suffit de vouloir pour pouvoir. Or, on va le voir, elle ne fait que prolonger la vision qui a conduit notre continent au déclin numérique. Elle présente les réponses qui ont conduit à l’échec comme une solution d’avenir. Elle nie tout simplement le réel. Démonstration.

Le réel, ce sont les cyberattaques russes qui se sont multipliées depuis trois semaines, pas seulement en Europe mais partout dans le monde, à des niveaux d’intensités rarement connues touchant des réseaux de communications, des satellites (réseau satellitaire ViaSat), des médias (chaîne de télévision C8 mais aussi Spotify, Netflix, Tik Tok), des infrastructures énergétiques (6 000 éoliennes allemandes et luxembourgeoises touchées), des infrastructures bancaires (régulateur bancaire européen), des infrastructures militaires (en Ukraine) ou des entreprises technologiques de pointe (Nvidia, Samsung, etc.). Le réel, de manière plus globale, ce sont les cyberattaques qui ont augmenté de 13% en un an et qui proviennent, non seulement de Russie, mais de Chine, d’Asie de l’Est ou des États-Unis. Le réel, c’est encore notre sur-dépendance à l’égard de la Chine dont les produits, les technologies et les brevets ont inondés les économies européennes.

Devant ces faits, le postulat défendu par Emmanuel Macron ne doit pas être analysé en termes philosophiques mais de manière factuelle. Que vaut une Union conçue depuis trente ans et qui demeure pour l’essentiel un marché dominé par un droit de la concurrence rigide et une « politique de la règle », selon l’expression de Luuk van Middelaar, qui désarme le plus souvent nos États et nos entreprises dans la bataille numérique mondiale ? Quelques chiffres permettent de s’en faire une idée.

En 2005, on comptait 34 entreprises européennes (UE et hors UE) parmi les 100 plus grandes entreprises mondiales par capitalisation. En 2021, il n’en reste plus que 13. Dans le Top-20 mondial des entreprises du secteur technologique (par chiffre d’affaires), les entreprises européennes ont totalement disparu en 2021, alors qu’elle en représentait près de la moitié dans les années 2000. Dans le secteur du Cloud et ses trois grands composantes classiques (Infrastructure en tant que Service, IaaS ; Plateforme en tant que Service, PaaS ; Logiciel en tant que Service, SaaS), le Top-5 mondial des entreprises du secteur se compose d’entreprises américaines et chinoises qui représentent près de 70% du marché. On retrouve les mêmes tendances dans presque tous les secteurs qui composent un écosystème numérique : processeurs et puces électroniques, hardware, systèmes d’exploitation, câbles sous-marins, antennes relais, satellites, etc.

Cette stratégie d’intégration économique toujours plus étroite reposant sur un droit européen de la concurrence empêchant toute préférence européenne ou nationale et toute mesure de protection du marché et de ses acteurs natifs, est encore plus inquiétante si l’on s’intéresse aux objets connectés, à la technologie 6G ou aux dépôts de brevets – c’est-à-dire à l’avenir.

Le marché des objets connectés (Internet of Things, IoT) représentait environ dix milliards d’objets en 2020, avec des prévisions de croissance autour de trente milliards en 2025. Selon certaines estimations, le marché mondial lié aux IoT devrait représenter quelques 1 077 milliards de dollars d’ici 2024, contre 622 milliards en 2020. Une fois encore, les entreprises européennes sont absentes du Top-5 mondial de ce secteur dominé par les États-Unis, la Corée du sud, la Chine et l’Inde. Dans ce secteur comme dans quasiment tous les autres, les entreprises du Top-5 mondial représentent plus de 60% du marché ; marché dont les entreprises européennes sont soit absentes, soit des micros-acteurs.

Les projections relatives à la 6G, technologie qui nous semble très lointaine puisque le déploiement de la 5G se réalise lentement en Europe précisément en l’absence d’entreprises européenne leaders sur le secteur, sont également inquiétantes. La Chine a déjà déposé pas moins de 40,3% des brevets mondiaux autour de cette technologie, devant les États-Unis (32,2%), le Japon (9,9%), l’Europe (8,9%) et la Corée du Sud (4,2%).

Si l’on regarde enfin les dépôts de brevets dans leur ensemble, on constate qu’en 2020 l’Office chinois de la propriété intellectuelle fait la course largement en tête avec 1,5 million de demandes de brevet, loin devant les États-Unis (597 172), le Japon (288 472), la Corée du Sud (226 759) et l’Office européen des brevets (180 346)…

D’où vient ce grand déclassement numérique ? Précisément de la vision à laquelle Emmanuel Macron cherche à donner un nouveau souffle. Depuis le traité de Maastricht, l’ensemble de la structure du droit européen de la concurrence repose sur l’idée que les objectifs fondamentaux de l’Union consistent à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur poussant les entreprises à proposer aux consommateurs les meilleurs produits possibles au prix le plus avantageux. Cette vision d’une concurrence « pure et parfaite », imaginée dans les années 1990 et qui visait à la création d’un marché intérieur fermé, a été maintenue contre vents et marées pendant les trente années qui viennent de s’écouler, trente années de mondialisation, de multipolarisation du monde et d’accroissement des interdépendances économiques.

C’est cette vision, au vrai étroite, assez idéologique et profondément dépassée qu’a proposé de prolonger Emmanuel Macron à Versailles. Non seulement elle ne repose sur aucune réalité tangible, sur aucun outil de la puissance puisque tous les indicateurs économiques et technologiques sont au rouge, on l’a vu. Mais, pire, elle va à contrecourant de la réalité de l’économie mondiale actuelle qui voit le grand retour des souverainetés nationales et des stratégies de puissance. Qu’il s’agisse des États-Unis, de la Chine, de l’Inde ou de la Russie, les grands pays ont bien compris que le numérique était l’un des champs de bataille d’aujourd’hui et de demain. Promouvoir la « souveraineté européenne » dans ce contexte, c’est croire à un mirage qui conduit au désarmement des États membres et à la colonisation numérique de l’Europe. Dans une période où le tragique de l’histoire fait son retour, cette vision de l’avenir de notre continent est irrationnelle, pour ne pas dire irresponsable.