Les convergences hispano-marocaines et la consolidation du flanc sud de l’Europe

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

30 mars 2022 • Opinion •


Fort évidemment, la guerre en Ukraine focalise l’attention sur le front est-européen. Il serait pourtant dangereux de ne pas prendre en compte les connexions avec le théâtre méditerranéen. Aussi, le récent ralliement de Madrid au plan marocain de résolution du conflit qui porte sur le Sahara occidental peut-il contribuer à la stabilité de la Méditerranée occidentale. Encore faut-il intégrer à l’analyse le cas de l’Algérie.

En vérité, dans l’esprit des stratèges russes, les théâtres méditerranéen et européen sont liés. Songeons à l’intervention militaire en Syrie, avec le renforcement de la base navale de Tartous, et à l’implantation russe en Libye, ce qui ouvre des possibilités d’action sur le flanc sud de l’Europe.

Menace russe

L’erreur serait de croire que la capacité du Kremlin à projeter forces et puissance en Méditerranée ne concerne que le Levant et la Méditerranée orientale. Le déploiement militaire russe  menace aussi le bassin occidental de cette mer, tout comme le Sud sahélo-saharien. Voisine de la Libye, la Tunisie connait une situation difficile, susceptible d’être exploitée. Et le pouvoir néo-mamelouk qui dirige l’Algérie est l’un des principaux clients de l’industrie militaire russe.

C’est dans ce contexte géostratégique que le ralliement de Madrid à l’initiative marocaine sur l’autonomie du Sahara occidental (les « provinces du Sud » selon Rabat), le 18 mars dernier, doit être replacé. Rappelons que ledit plan, refusé par Alger et le Front Polisario, comporte un mécanisme de transfert de pouvoir et de compétences aux autorités régionales, Rabat conservant les compétences dites « régaliennes » (monnaie, diplomatie, défense et sécurité).

Jusqu’alors, l’Espagne affichait une neutralité de principe sur la formule de résolution de ce conflit qui fut la cause d’une guerre entre le Maroc et l’Algérie et, ces derniers mois, déclencha une grave crise bilatérale toujours ouverte. Ainsi les deux pays ont-ils rompu leurs relations diplomatiques, Alger décidant par ailleurs de ne plus alimenter le gazoduc « Maghreb-Europe » qui passe par le Maroc.

Le revirement espagnol constitue donc une surprise, d’autant plus que l’ancienne puissance coloniale conserve une certaine influence et un pouvoir symbolique. Si cette nouvelle attitude permettait de clore la crise diplomatique entre Madrid et Rabat, il serait exagéré d’y voir un renoncement espagnol. Le contrôle des flux migratoires, dans le détroit de Gibraltar et autour des présides de Ceuta et Melilla, les enjeux de sécurité liés à la lutte contre le terrorisme et la densité des relations commerciales sont autant de facteurs objectifs de rapprochement.

Le choix fait à Madrid a d’autant plus de portée que la France soutient peu ou prou la position marocaine. Les deux pays européens riverains de la Méditerranée occidentale sont donc sur la même ligne diplomatique. S’y ajoute le fait que l’Allemagne, dont on sait le poids dans les politiques de l’Union européenne, a antérieurement fait savoir qu’elle considérait avec faveur le plan marocain.

Gains diplomatiques

Ces gains diplomatiques s’inscrivent dans un champ géopolitique plus large. On se souvient que le Maroc, le 10 décembre 2020, avait signé les Accords d’Abraham et donc réinstauré des relations diplomatiques avec Israël. En contrepartie, il avait obtenu un partenariat multidimensionnel avec les Emirats arabes unis qui reconnurent sa souveraineté sur les « provinces du Sud ». Qui plus est, l’Administration Trump fit de même, cette position n’ayant pas depuis été remise en cause par Joe Biden.

Du point de vue de la France et de l’Europe, dont la sécurité dépend aussi des équilibres méditerranéens, il est crucial que le Maroc, situé à l’intersection du Maghreb et de l’Afrique occidentale, renforce sa stabilité géopolitique et ses positions extérieures, à l’échelon du Grand Moyen-Orient comme sur continent africain (Rabat a réintégré l’Union africaine). Stabilité d’autant plus importante que ce pays a engagé un combat pour l’âme de l’Islam : l’’idée directrice est de faire prévaloir une conception apaisée et équilibrée des relations entre le « Palais » et la « Mosquée ». La monarchie chérifienne lutte contre l’islamisme et la subversion de la pratique religieuse.

Il reste à anticiper les réactions de l’Algérie, soupçonnée de vouloir déstabiliser la Méditerranée occidentale. L’Espagne dépend partiellement du gaz extrait des gisements d’Hassi R’mel, acheminé jusqu’à Almeria par le « Medgaz ». Doit-elle redouter  l’interruption de ces flux ? Elle est jugée improbable, tant le pouvoir algérien dépend de la rente énergétique, mais il est vrai que l’Espagne n’est pas, loin s’en faut, le seul débouché extérieur du gaz algérien. Au demeurant, l’interruption du gazoduc « Maghreb-Europe », censée punir le Maroc, a déjà conduit Madrid à privilégier l’importation de gaz naturel liquéfié américain.

Approvisionnement énergétique

Au vrai, la question de l’approvisionnement énergétique de l’Europe en ces temps de guerre est plus vaste que le triangle Maroc-Algérie-Espagne. Il faut espérer que les efforts conjugués de la diplomatie américaine et de l’Union européenne permettront d’« engager » l’Algérie et de lui faire valoir les opportunités ouvertes par la décision de limiter la part des hydrocarbures russes en Europe. Sans surestimer cependant la capacité algérienne à répondre à la demande.

Il importe enfin de dépasser les jeux de pouvoir locaux qui ne sont pas à la hauteur de la situation : la plupart des Etats de la rive sud ont à gagner d’un engagement occidental résolu dans la « plus grande Méditerranée », depuis les approches atlantiques du détroit de Gibraltar jusqu’à l’ancien Pont-Euxin et à la mer Rouge.

Sur ce point, convenons que la seule « gestion » des flux migratoires et les questions de sécurité ne font pas une politique d’ensemble. Dans cette nouvelle guerre froide, l’Occident ne saurait prévaloir sans une vision large et précise du théâtre méditerranéen, vision nécessaire à la conception d’une grande stratégie.