La remontée des taux d’intérêt français va poser problème

Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More

19 avril 2022 • Chronique •


Dans sa chronique bimensuelle pour Capital, Sébastien Laye montre que les atermoiements de la BCE sur la politique monétaire vont particulièrement pénaliser l’économie française. Notamment les entreprises et les ménages pour qui l’inflation se fait déjà sentir…


Pour beaucoup d’économistes européens en début d’année, la visualisation de l’exercice économique 2022 paraissait transparente : la croissance post-Covid devait se poursuivre, à un rythme d’environ 4%, nonobstant une inflation encore qualifiée de transitoire à l’époque. Trois mois et demi plus tard, et sous le prétexte un peu fallacieux de la guerre d’Ukraine (alors que l’inflation est, selon nous, largement monétaire, surtout en Europe comme en atteste la modération salariale en période d’inflation désormais à 6-7% sur le continent), le consensus est révisé à 2,8%. Rexecode prévoit par exemple une croissance en France de 2,9% en 2022 et 0,4% en 2023 (en intégrant, justement, une hausse des taux directeurs de la BCE vers le quatrième trimestre 2022).

Il faut d’emblée signaler que les banques centrales ne sont pas complètement maîtres du sujet : si la FED aux États-Unis a entamé sa remontée des taux courts et si la BCE a vaguement pré-annoncé une hausse vers la fin de l’année, ce sont surtout les anticipations des investisseurs et l’évolution de la masse monétaire (la BCE continue au moins jusqu’au troisième trimestre à racheter à tour de bras des titres de dettes), qui déterminent le niveau des obligations souveraines (et donc des taux qui leur sont associés). Ainsi, le taux américain à dix ans est déjà à près de 2,85% (pour 1,5% au début de l’année, et alors que ce niveau à près de 3% n’était pas attendu avant la fin de l’année !) et le rendement des bons du Trésor français à 1,3%, alors que ces derniers étaient en territoire négatif il y a un an (soit 120 points de base de hausse au premier trimestre, ce qui est la moyenne européenne).

Tout se passe comme si les investisseurs, face à une inflation officielle à 4,5% en France, anticipaient une hausse constante de cette inflation au cours des prochains mois et une nécessaire hausse des taux d’intérêt directeurs de la BCE (peut-être avant la date promise, si une erreur de politique monétaire est avérée et doit être corrigée). Le problème est que ces taux des obligations souveraines (bien en avance sur la remontée officielle des taux de la BCE, signalant par ce truchement que cette dernière est en pleine erreur de politique monétaire) impactent nombre de financements : les taux immobiliers français sont remontés vers 1,5% et devraient inéluctablement se diriger vers 2%, les taux des crédits à la consommation se tendent rapidement également. Le secteur de la construction, puis de l’achat de maisons, en patira dès ce trimestre.

Or la croissance française doit beaucoup à ces deux secteurs en termes de contribution à la croissance au cours des cinq dernières années. On peut prendre d’ailleurs l’exemple américain, où la remontée des taux souverains a fait passer les taux hypothécaires de 3,5% à 5% en quelques semaines. Mais les Américains ont ceci comme avantage que la normalisation monétaire a commencé et surtout que les ménages y sont beaucoup moins endettés qu’en France : car la fourmi française s’est muée en cigale ces dernières années sur fond de « quoi qu’il en coûte » et de conditions laxistes de financement… En Europe et en France, l’inflation est importée. Elle n’est pas due à notre croissance économique mais essentiellement à des erreurs monétaires. Et la trop lente remontée des taux (à l’aune de l’inflation) ajoute à la litanie des échecs monétaires.

La remontée du taux français à dix ans risque aussi de poser des problèmes dans l’allocation d’actifs : alors que nos gouvernants nous serinent de projets sur la réallocation de l’épargne des Français, le trop-plein d’économies Covid, etc., la situation change rapidement dans les équilibres comptables. L’épargne des ménages fond au soleil de l’inflation (les ménages français les 25% les plus pauvres ont déjà perdu 100% de leur sur-épargne Covid) et la dette immobilière notamment en face de cette épargne rend nécessaire une épargne de précaution. La remontée des taux souverains rend à nouveau intéressant de placer son épargne en OAT… alors pourquoi réinvestir dans l’économie réelle ? Nos gouvernants doivent faire un sérieux travail sur ces programmes d’investissements, ces projets de Livret Ecologie ou Réindustrialisation s’ils veulent intéresser les épargnants.

Par ailleurs, il y a la question de la concurrence internationale entre classe d’actifs. S’il est plus intéressant qu’il y a trois mois d’acheter de la dette publique française, cela reste une mauvaise affaire face aux rendements de la dette américaine : ne va-t-il pas y avoir des arbitrages entre les États-Unis et l’Europe à l’avenir ? Ou alors une défiance généralisée sur ces monnaies souveraines et une volonté institutionnelle de diversification vers par exemple les investissements alternatifs et les cryptomonnaies (que j’appelle plus précisément digital assets). Les marchés financiers ont commencé à s’ajuster à ces changements, notamment à ce que les États drainent plus de liquidités mais aussi à ce que la croissance s’affaiblisse. Les marchés obligataires connaissent un vrai marché baissier, les actions commencent à corriger, mais l’économie réelle, notamment l’immobilier et les infrastructures (secteurs les plus sensibles aux taux d’intérêt car utilisant le plus de dettes), sera affectée prochainement.

Les analystes économiques français ont tendance à voir cette question des taux d’intérêt de manière monothématique et homogène, uniquement sous l’angle des finances publiques. Certes, il faut pointer ce risque-là (pour rappel, une hausse de 1% sur nos financements publics comme celle qui vient de se produire, c’est quatre milliards à trouver l’an prochain et près de dix milliards chaque année suivante), mais le vrai sujet reste le coût de financement de nos entreprises. L’État français, solvable, sera sauvé du défaut si la banque centrale intervient et achète son papier (il aura juste une petite cure d’austérité des finances publiques à subir). Ce n’est pas le cas en temps normal pour nos entreprises, nos commerçants, nos artisans, nos professionnels du BTP et de la construction – dont le sort va dépendre plus que jamais au cours des six prochains mois de débats monétaires, que d’aucuns jugent abscons…