Les États-Unis préservent leurs forces pour Taïwan

Hugues Eudeline, chercheur associé à l’Institut Thomas More

19 avril 2022 • Entretien •


Si les États-Unis n’interviennent pas militairement en Ukraine, c’est pour signifier à Xi Jinping que leurs forces armées sont entièrement mobilisables en cas d’attaque de Taïwan, analyse Hugues Eudeline, ancien officier de marine, docteur en histoire, breveté de l’enseignement militaire supérieur français et américain et chercheur associé à l’Institut Thomas More.


Il est beaucoup reproché au président des États-Unis, Joe Biden, de ne pas vouloir impliquer directement les forces armées de l’OTAN — au premier rang desquelles celles de son pays — dans un conflit de haute intensité aux côtés de l’Ukraine agressée par la Russie. Les contempteurs de celui qui est parfois appelé par ses ennemis politiques « Joe la gaffe » ou « le gâteux » pour sa propension à utiliser un langage peu diplomatique comme lorsqu’il qualifie de « boucher » le président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine. Ils feraient pourtant bien d’y réfléchir à deux fois avant de porter des jugements par trop lapidaires. L’exactitude et la précision des informations que le président Biden a fournies concernant l’imminence d’une attaque de l’Ukraine par la Russie bien avant qu’elle ne se produise ne peut plus être contestée. Il avait pourtant été dénigré par nombre de dirigeants politiques européens, pour avoir sonné le tocsin bien avant le début de l’offensive. La preuve que les États-Unis disposent d’un système de renseignements efficace et fiable à l’échelle mondiale n’est plus à faire.

Pourquoi alors ne pas intervenir directement pour abréger le conflit et mettre fin aux exactions dont est victime le peuple ukrainien ? Un premier élément de réponse, souvent avancé par les commentateurs médiatiques, est qu’un conflit direct entre deux puissances nucléaires serait impossible, car il pourrait dégénérer et pousser les belligérants à une montée aux extrêmes. Une autre raison, plus pertinente encore, et sur laquelle tous les stratégistes s’accordent, est qu’il ne faut jamais s’engager dans deux conflits majeurs simultanément. L’imminence d’une attaque de Taiwan par la Chine, mainte fois annoncée, l’a encore été récemment tant par le ministre taiwanais de la Défense que, le 13 mars dernier, par l’amiral John C. Aquilino, commandant des forces navales américaines pour l’Indopacifique à une commission de parlementaires américains. Dans le cadre d’une présentation très détaillée de sa zone qui recouvre les océans Pacifique et Indien ainsi qu’une grande partie du continent asiatique, l’amiral John C. Aquilino a ainsi déclaré : « La République populaire de Chine (RPC) cherche à devenir une puissance militaire mondiale et à acquérir la capacité de s’emparer de Taïwan »

A trois reprises au vingtième siècle (1954-1955, 1958 et 1995-1996), la RPC a tenté de prendre l’île de Taiwan où se sont réfugiées en 1949 les troupes vaincues du Kuomintang. Par trois fois, elle en a été dissuadée par la présence de groupes aéronavals américains et par l’infériorité de sa marine et de son aviation. Aujourd’hui, en raison de sa croissance économique stupéfiante, la Chine communiste a pu consacrer un budget sans cesse croissant à ses dépenses militaires, principalement navales et aériennes. Celui de 2022 est en augmentation de 7,1 % par rapport à 2021 pour atteindre 230 milliards de dollars. Il est certes plus faible que celui des États-Unis (752,9 milliards de dollars en 2022), mais encore faut-il comparer ce qui est comparable. Pour être exact, ce sont les valeurs en parité de pouvoir d’achat qu’il faut rapprocher et pas celles résultant de la simple application du taux de change. En effet, le coût de production d’un système d’armes n’est pas le même en Chine, où les salaires des ouvriers et cadres sont bien moindres qu’en Occident et la maîtrise de la conception y est moins contraignante. Par ailleurs, les développements technologiques sont duaux, c’est-à-dire que les projets militaires bénéficient systématiquement des recherches civiles dans des domaines similaires. Les soldes des équipages, les coûts de formation et d’entretien ne sont pas non plus du même ordre de grandeur qu’en Occident. Enfin, les frais de fonctionnement sont incomparables ; les États-Unis sont présents et militairement engagés sur tous les continents, leur marine assure la liberté de navigation sur l’ensemble de l’océan mondial alors que la Chine ne dispose encore que d’une seule base de grande importance, à Djibouti. Cette concentration des ressources pendant des décennies au profit du développement de forces de combats nombreuses et équilibrées fait qu’aujourd’hui, la RPC dispose d’une marine supérieure à celle de l’US Navy en nombre de bâtiments de combat, bien qu’encore inférieure en tonnage. S’inscrivant dans la durée, elle a l’ambition de la surpasser dans tous les domaines en 2035.

Le développement économique de la Chine est principalement dû à ses échanges maritimes depuis que Deng Xiaoping a décidé d’ouvrir le pays au commerce mondial par la mer, de façon à éviter les aléas géopolitiques résultant de ses relations tendues avec ses voisins terrestres. Maîtrisant le temps long, elle a commencé par développer sa façade maritime en se dotant de ports gigantesques, parmi les plus modernes au monde. Ils irriguent en matières premières leurs hinterlands composés de zones économiques spéciales et exportent leurs produits manufacturés qui inondent le monde. En parallèle, la RPC s’est donné les moyens juridiques et maritimes de commander ses approches maritimes que sont les mers de Chine et la mer du Japon. Pour cela, elle s’est dotée d’une garde-côtière sans égale dans le monde et d’une milice maritime également inégalée. Ces mers, délimitées par une ligne d’îles dont aucune n’appartient à la RPC, constituent un carcan dont elle voudrait se libérer en faisant sauter le verrou que constitue Taiwan, la plus importante de ces îles. Cet objectif stratégique répond aussi à un but politique, celui de faire entrer dans le giron communiste la République de Chine (RDC) qu’elle considère être une province rebelle – bien qu’elle ne l’ait jamais gouvernée. Selon les services de renseignement américains – dont on a pu constater la qualité des informations – et ceux de Taiwan, l’attaque pourrait être déclenchée dans les trois années à venir.

La reprise à très grande échelle de la pandémie Covid en Chine en avril – qui l’a contrainte à fermer certains de ces ports avec un impact économique majeur – est la preuve flagrante de l’échec de la politique « zéro Covid » dont elle s’enorgueillissait. Des mouvements de rejet de la population mettent en difficulté Xi Jinping qui a besoin d’un dérivatif. Le besoin de jouer de la corde nationaliste pourrait hâter les opérations visant à prendre de vive force Taiwan. Cette tentation est cependant modérée par les enseignements en provenance de la guerre en Ukraine. Ils montrent les difficultés que rencontrent les forces russes, à mener une opération d’invasion d’un pays pourtant moins bien équipé militairement que ne l’est Taiwan L’analyse de ce retour d’expérience peut contribuer à tempérer l’ardeur des planificateurs les plus vindicatifs et à mettre en doute la capacité des forces de l’armée populaire de libération de prendre l’île rapidement. L’obstacle que représente le franchissement du détroit de Taiwan qui sépare l’île du continent – large de 65 milles nautiques (120 km) — est un défi supplémentaire. L’attaque est encore compliquée par une géographie difficile et des côtes dont beaucoup ne se prêtent pas au plageage d’engins de débarquement. La météorologie, capricieuse dans la zone complique encore l’opération.

Devant un parti communiste où il n’a pas que des soutiens, Xi Jinping ne peut se permettre de perdre la face par un échec lors d’une tentative d’invasion de Taiwan. La réaction des États-Unis — qui restent disponibles en évitant de s’engager en Europe — lui est inconnue. Le fait qu’ils ne s’engagent pas directement dans le conflit ukrainien les laisse pleinement disponibles pour apporter un soutien important à Taiwan. La démonstration de l’efficacité des armements occidentaux de hautes technologies sur le théâtre ukrainien constitue un motif supplémentaire de crainte alors que beaucoup ont été fournis — et continuent de l’être — à Taiwan. La loi de 1979 sur les relations des États-Unis avec Taiwan n’oblige pas les États-Unis à défendre la RDC mais stipule que la politique américaine consiste à maintenir la capacité de le faire, ce qui crée une ambiguïté stratégique quant aux actions américaines en cas d’attaque de la RPC.

Quel sera le choix de Xi Jinping entre le besoin existentiel de faire sauter le verrou taiwanais pour avoir le libre accès à l’océan mondial ou celui d’attendre encore longtemps que ses capacités de projection de forces et de puissance ne lui assurent une supériorité incontestable quitte à être confronté à des troubles ? Alors que la Russie et la Chine ont signé une déclaration commune le 4 février 2022 réaffirmant que les « nouvelles relations interétatiques » entre elles deux sont « supérieures » aux alliances politiques et militaires de « l’époque de la guerre froide », le refus de Jo Biden de s’impliquer directement en Ukraine est avant tout un message implicite destiné à Xi Jinping : n’attaquez pas Taiwan…