La Commission européenne veut transformer Frontex en agence de surveillance des droits des migrants

Jean-Thomas Lesueur, directeur général de l’Institut Thomas More

3 mai 2022 • Entretien •


Le directeur général de Frontex, Fabrice Leggeri, a présenté sa démission vendredi 29 avril. Pour Jean-Thomas Lesueur, l’agence européenne est au cœur d’une bataille idéologique, qui a empêché le Français de réaliser sa mission.


À la tête de l’agence Frontex depuis 2015, reconduit en 2019, le Français Fabrice Leggeri a quitté ses fonctions de directeur exécutif vendredi. Que vous inspire cette démission ?

Cette démission est l’épilogue d’une sourde bataille qui se mène dans la coulisse des institutions européennes sur la mission de l’agence Frontex et plus globalement sur le sens à donner à la politique migratoire européenne. D’un côté, Fabrice Leggeri et la direction de Frontex qui rappelaient sans cesse que le mandat de l’agence était la garde de la frontière commune. De l’autre, Ylva Johansson, commissaire européen aux Affaires intérieures, qui exerce la tutelle sur Frontex, alignée sur les ONG, qui voudrait en quelque sorte transformer Frontex en agence de surveillance du respect par les États-membres des droits fondamentaux des migrants à leur arrivée. Concrètement, l’action de Fabrice Leggeri était entravée depuis des mois par les initiatives de l’« officier aux droits fondamentaux » présent au sein de l’agence pour garantir ces droits…

Fabrice Leggeri est depuis deux ans sous le feu des critiques d’une partie du Parlement européen, de la Commission, de certaines ONG et médias, mais aussi de quelques États membres, notamment la Suisse, où une votation est organisée le 15 mai portant sur la participation du pays à l’augmentation des moyens accordés à l’agence. En cause, des enquêtes faisant état de refoulements illégaux en mer Égée, contraires au droit de l’Union et au droit international. Ces critiques sont-elles justifiées ?

Cette accusation a été largement battue en brèche par les faits. Les enquêtes de différents organismes européens, comme le Parlement européen, l’OLAF (office européen de lutte antifraude, dont on se demande quelle compétence il a en la matière…) ou d’autres, soit ont conclu à l’absence de ces refoulements, soit ont minoré l’implication de Frontex. Ce sont les ONG no-borders et les médias (principalement allemands, comme Der Spiegel encore tout récemment) qui mènent la charge – complaisamment alimentés par la Turquie en témoignages ou en images satellite tendancieux… Au-delà du sort personnel de Fabrice Leggeri, le fond de l’affaire est idéologique et politique, il faut bien le comprendre…

Après les élections européennes, le nouveau Parlement, à connotation écolo, a ramené la dotation de l’agence à un milliard par an (contre 1,8 milliard prévu initialement).

Oui, c’est un autre front de la bataille. On aurait pu croire (ou espérer) qu’après la déferlante migratoire de 2015-2016, les dirigeants européens allaient enfin prendre au sérieux la question migratoire et comprendre ce qu’elle a d’existentielle pour des sociétés européennes en déclin, qui doutent de leur modèle et qui ont déjà accueilli une immigration massive depuis cinq décennies. Ce n’est pas ce qui s’est passé.

En tout cas, si l’on peut considérer que la précédente Commission européenne (présidée par Jean-Claude Junker entre 2014 et 2019) eut quelques velléités, ce n’est absolument pas le cas de l’actuelle Commission, présidée par Ursula von der Leyen. En son sein, ce sont les visions humanitaire (celle des ONG qui jouent un rôle délétère sur le terrain) et technocratique (celle du « migration management » des organisations internationales) qui dominent tout. Ajoutons qu’Ylva Johansson assume à titre personnel un regard « sans-frontiériste » sur l’immigration et n’hésite pas à affirmer que « les phénomènes migratoires ont fait et feront toujours partie de nos sociétés » et que « l’immigration fait partie de ce qui rend notre continent prospère ». Selon elle, l’immigration est un phénomène inéluctable, auquel il convient de s’adapter, et un bienfait pour les économies européennes. Cette vision est à la base de la vision multiculturaliste qu’a récemment défendue la Commission européenne dans une campagne d’opinion.

Y a-t-il une volonté de brider Frontex ?

De la tuer, sans doute pas. Mais d’en modifier la mission, assurément. En baissant ses moyens, en lui accordant moins d’hommes et en lui demandant d’avoir pour premier objectif le respect des « droits fondamentaux » des migrants, c’est bel et bien le cas. J’ajoute tout de suite que point n’est besoin d’être eurolâtre, ni même europhile, pour s’inquiéter des conséquences de cette offensive contre Frontex (nous avons-nous-même souvent critiqué la politique migratoire européenne dans ces colonnes, par exemple le « pacte européen sur la migration et l’asile » en septembre 2020). Le réalisme le commande. Car c’est l’ensemble des efforts réalisés depuis la crise migratoire de 2015, si limités et parcellaires soient-ils, qui risquent d’être balayés.

Frontex est-il au cœur d’une bataille idéologique ?

Oui, très clairement. La manière de voir d’Ylva Johansson et de toute la Commission européenne prolonge en quelque sorte la vision de l’ONU dans son fameux rapport « Migration de remplacement : une solution au déclin et au vieillissement de la population ? », qui date de l’an 2000. Ce rapport, qui a fait couler tant d’encre, était pétri du dogme de la « mondialisation heureuse » qui régnait à l’époque. Le problème est que, vingt après, le bilan est pour le moins sombre. Ce dogme, qui voyait la personne humaine comme un agent économique interchangeable et déplaçable au gré des besoins de la mondialisation, ne résiste pas au spectacle de la fracturation de nos sociétés, de la montée du communautarisme et du racialisme, des phénomènes spectaculaires de violence ethniques que nous observons en Europe. C’est que le problème migratoire n’est pas une variable de la politique économique et sociale. C’est une question existentielle, je l’ai dit, en ce qu’elle touche à l’identité et à l’avenir des peuples et des cultures. Voilà ce qu’Ylva Johansson et la Commission européenne ne veulent pas voir.

Après ce départ, faut-il s’attendre à un président avec une vision davantage « sans-frontiériste » à la tête de Frontex ?

C’est sans doute ce scénario que la Commission voudrait. Mais on peut espérer que cela ne se passera pas si facilement pour elle car de nombreux pays d’Europe de l’est ont une lecture radicalement opposée à la sienne. En janvier dernier, seize pays se sont retrouvés à Vilnius pour discuter de la protection des frontières de l’Union européenne (y compris des murs). Cette rencontre, qui faisait suite au chantage migratoire que la Biélorussie avait imposé à la Lituanie, à la Pologne et à d’autres, était le prolongement d’une lettre signée par douze pays en octobre 2021 demandant à la Commission d’abandonner son angélisme en matière d’immigration. Pour ces pays, une frontière est faite pour être gardée et un migrant qui entre illégalement sur leur territoire doit être refoulé. C’est sans doute odieux dans le monde d’Ylva Johansson mais c’est normal dans le monde réel ! En matière d’immigration, comme en d’autres d’ailleurs (sur le multiculturalisme ou le danger russe), le bon sens politique se lève à l’est…