Vers la fin de la binarité des sexes en droit belge ?

Aymeric de Lamotte, directeur général adjoint de l’Institut Thomas More

24 mai 2022 • Analyse •


La Belgique est à la veille de l’effacement légal de la binarité des sexes. Il s’agirait d’un changement inédit dans l’histoire de l’humanité civilisée. Cet enjeu anthropologique majeur exige dès lors un débat public et politique.


La loi dite « transgenre » n’est pas assez inclusive

La Belgique est à la veille de l’effacement légal de l’un de ses repères anthropologiques fondamentaux : la binarité des sexes. La loi du 25 juin 2017 dite « transgenre » — qui modifie directement le Code civil —, avait pour objectif de faciliter la procédure d’enregistrement du changement de sexe dans les actes d’état civil en ôtant l’obligation de remplir certaines conditions médicales. Une circulaire précisait ainsi sa raison d’être : « Elle se fonde sur le principe de l’autodétermination. Cela implique que la personne concernée décide entièrement par elle-même comment elle se sent et que personne ne doit établir un diagnostic médical concernant son identité sexuelle. » Certaines associations LGBTQI+ ont cependant considéré que cette loi n’était pas encore assez inclusive. Elles ont introduit un recours en annulation partielle devant la Cour constitutionnelle à l’encontre des articles 3 et 11 qui prévoyaient l’irrévocabilité de la modification du changement de sexe et de prénom — les associations contestent qu’on ne puisse changer qu’une seule fois — et ne prévoyaient évidemment qu’une modification de l’un à l’autre sexe – elles dénoncent dès lors une inégalité de traitement entre les personnes transgenres dont l’identité de genre est fixe et celles dont l’identité de genre est fluide.

Deux possibilités proposées par la Cour constitutionnelle

Le 19 juin 2019, la Cour constitutionnelle a finalement rendu un arrêt qui fait droit au recours des associations sur le fondement d’une violation du principe d’égalité, encadré par l’article 10 de la Constitution, et du droit à l’autodétermination qu’elle fait découler de l’article 22 de la Constitution et de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, tous deux relatifs au droit à la vie privée. Dans sa décision, la Cour belge renvoie à l’arrêt A.P., Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017 de la Cour européenne des droits de l’homme qui a souligné à de nombreuses reprises que la notion de « vie privée » est large, non susceptible d’une définition exhaustive, et recouvre non seulement l’intégrité physique et morale de l’individu, mais aussi parfois des aspects de l’identité physique et sociale de celui-ci. On retrouve sans surprise l’interprétation dite « évolutive », adoptée depuis longtemps par de nombreuses cours européennes dont la CEDH, selon laquelle le texte doit être interprété et appliqué en étant adapté aux changements dans le temps, aux changements de la société, des mœurs, des mentalités — raison pour laquelle ces cours sont parfois affublées du sobriquet de « gouvernement des juges ». Les juristes belges Geoffrey Grandjean et Jonathan Wildemeersch les considèrent comme « des acteurs politiques de premier plan », en ce que « l’interprétation du droit devient appropriation et que les juges se transforment en énonciateurs de normes nouvelles » (1). L’ancienne juge de la CEDH, Françoise Tulkens, reconnait elle-même que cette interprétation risque de déboucher sur un « un droit qui n’a pas été inséré au départ ». La Cour constitutionnelle fait le constat que la loi présenterait une lacune, en ce que l’inconstitutionnalité porterait sur « l’absence dans la législation d’une possibilité comparable de modifier l’enregistrement du sexe sur base d’une identité de genre non binaire ». Elle laisse au législateur le soin de la combler, mais se permet tout de même de suggérer deux possibilités pour rendre la loi en conformité avec la Constitution : soit créer de nouvelles catégories, par exemple le « sexe neutre » ; soit supprimer l’enregistrement du sexe comme élément de l’état civil d’une personne.

Le droit à l’autodétermination semble être préconisé

Il y a fort à craindre que le législateur préconise cette seconde voie. En effet, d’une part, sur le plan politique, la loi dite « transgenre » se fondait déjà sur le principe d’autodétermination. En outre, en 2020, lors de son exposé d’orientation politique, l’actuelle secrétaire d’État à l’Égalité des genres, à l’Égalité des chances et à la Diversité, l’écologiste francophone Sarah Schlitz, a déclaré vouloir étudier « la possibilité de rendre les marqueurs de genre optionnels ou invisibles dans tous les cas où il n’y a pas de nécessité à les utiliser ». Sur le plan académique, Yves-Henri Leleu, doyen de la faculté de droit de l’Université de Liège, est très clair : « Avant d’aborder le droit des personnes et de la famille sous son angle technique, nous devons cerner son objet et exposer notre doctrine, qui est un acte de foi dans l’autodétermination (…) » Par ailleurs, créer de nouvelles catégories serait-ce vraiment respecter le principe de fluidité qui précisément refuse les cases et les assignations ? Enfin, l’air du temps plaide ardemment en faveur de cette seconde option. En effet, ainsi que le note le sociologue québécois Mathieu Bock-Côté dans son dernier ouvrage La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, le phénomène de désincarnation est la grande passion occidentale contemporaine. Le fait que le mot genre soit désormais systématiquement préféré au mot sexe est d’ailleurs un des marqueurs de la volonté de s’affranchir de la réalité, de bâtir un monde déréalisé. Concrètement, cela signifierait effacer l’occurrence « sexe » du Code civil et, dans la foulée, de toutes les lois belges, car le mot « sexe » renvoie toujours à l’anatomie, et donc uniquement à l’homme et la femme. Les militants les plus acharnés de la gauche woke auront gagné leur pari : extraire définitivement de notre arsenal juridique toute trace de la réalité sexuée. La réalisation de cette perspective enchanteresse est toutefois compliquée par le fait que l’invisibilisation du sexe irrite logiquement la lutte contre les discriminations faites aux femmes et toutes les politiques spécifiquement adressées aux femmes — toutes deux étant paradoxalement promues avec zèle par les mêmes. Ne parlons pas des voyages à l’étranger qui obligent souvent de spécifier l’appartenance à l’un ou l’autre sexe.

La binarité des sexes : une réalité biologique et une condition de la vie en commun

D’une part, la binarité des sexes est une certitude biologique, anatomique et scientifique : la presque totalité de la population mondiale nait homme ou femme et tente de construire son individualité à partir de ce donné ; et l’infime minorité qui nait intersexe est très bien prise en charge par la médecine peu après la naissance. Il est une chose de respecter le choix libre d’un adulte de changer de sexe comme le permet déjà la loi belge depuis 2007 ; il en est une autre d’effacer sur le plan légal la réalité de la binarité des sexes qui structure l’existence de la presque totalité de l’humanité. La loi ne peut pas s’extraire du réel et en fabriquer un de substitution. Elle n’est pas le laboratoire d’un militantisme déconstructeur extrêmement minoritaire dans la population ou de lubies académiques. Le grand essayiste Philippe Muray précisait que cette différence sexuelle était « le service minimum de la raison » et qu’aucun gouvernement dans l’Histoire, même les pires, n’avait renoncé à cela. D’autre part, elle est une des conditions de la possibilité d’une vie en commun, ainsi que l’a reconnu la Cour de cassation française en 2017 en décrétant que la binarité des sexes « poursuit un but légitime, car elle est nécessaire à l’organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur ». Les tribunaux évaluent si l’exercice des droits fondamentaux se fait de manière proportionnée et dans le respect des autres droits en présence. La Cour de cassation française a considéré que le droit à l’autodétermination rompait le subtil équilibre entre différents impératifs, en l’espèce le respect du droit à la vie privée et l’organisation sociale et juridique d’une société — en termes moins froids la vie en commun — et violait cette dernière. Celle-ci a considéré que les ressentis individuels, les marginalités ne pouvaient menacer la possibilité de cette vie en commun. Dans son maître-livre, Du contrat social, Jean-Jacques Rousseau distinguait déjà la volonté générale qui « ne regarde qu’à l’intérêt commun » de la volonté de tous qui n’est qu’une somme de volontés particulières. La Cour constitutionnelle belge ne s’est hélas pas inspirée de la sagesse de ce raisonnement juridique. Pourtant, par sa simplicité et la reconnaissance visuelle instantanée du sexe, la binarité des sexes facilite la survenance de l’échange entre les êtres et donc civilise une société. Lors de mon arrivée à un rendez-vous professionnel avec une femme, je peux lui adresser un « Bonjour, Madame » avec assurance, sans risque de me méprendre. Cependant, si les sexes s’éclipsent, il sera plus compliqué demain d’aborder une femme qui ressemble pourtant à une femme et un homme qui ressemble pourtant à un homme sans risquer de froisser l’une ou l’autre sensibilité ? Qui n’a pas vu cette séquence de l’émission Arrêt sur images dans laquelle le présentateur, Daniel Schneidermann, souhaite présenter les « quatre hommes » autour de la table, mais est interrompu par l’un d’entre eux qui lui réplique, choqué : « Ah non, je ne suis pas un homme, Monsieur ». En effet, cet homme se reconnait comme non-binaire. Mais comment le savoir, alors que celui-ci affiche l’apparence physique d’un homme, barbe fournie et cheveux coupés courts en priment. Quel terme pourra-t-on encore trouver demain pour introduire l’échange verbal alors que tout est individualisé ? Les Mesdames et Messieurs seront considérés comme les vieilleries d’un temps révolu et passeront à la trappe à la suite de Mademoiselle. Une société qui n’a plus de pierres angulaires ni de murs porteurs non seulement se désorganise, mais se décivilise et s’animalise. L’Europe a mis des siècles pour tisser une relative concorde entre les êtres, ne précipitons pas les conflits de demain.

Un enjeu anthropologique d’une telle importance exige un débat

La Cour constitutionnelle précise la lacune (inclure la non-binarité dans la loi), mais se garde bien — et fort heureusement —  d’outrepasser sa compétence en laissant au législateur une discrétion totale sur la manière de la combler. Les deux possibilités, dont le principe d’autodétermination, ne lui sont dès lors que suggérées par la Cour ; son pouvoir législatif ne lui a pas été usurpé. Inclure la non-binarité ne signifie pas faire table rase de la binarité. L’objectif de ce papier n’est pas de décider à la place du législateur, mais d’alerter les politiques et les citoyens sur le changement inédit, de nature révolutionnaire, dans l’histoire de l’humanité civilisée qui nous pend sous le nez. Est-il sain dans une démocratie que celui-ci ne fasse pas l’objet d’un débat public et politique ? Le Parlement est-il une simple chambre d’entérinement de la Cour constitutionnelle ou est-il l’antre au sein duquel des consciences éclairées décident du destin d’une nation ?

Note •

(1) Grandjean, G., et Wildemeersch, J., Les juges : décideurs politiques ? Essais sur le pouvoir politique des juges dans l’exercice de leur fonction, Bruylant, Bruxelles, 2016.