Et s’il était plus utile de proposer une refonte du capitalisme financiarisé et mondialisé que de s’acharner sur le programme (insoutenable) de la Nupes ?

Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More

12 juin 2022 • Opinion •


Le gouvernement commente le programme économique de la Nupes au bazooka mais semble ne pas vouloir voir les questions sur lesquelles LFI met le doigt (avec les mauvaises solutions). A quel point est-ce qu’il y a un malaise relativement partagé dans toutes les classes sociales vis-à-vis du capitalisme sous sa forme actuelle ? Quand est-il apparu ? Quelle est la responsabilité du « néolibéralisme » ?

Il faut distinguer deux types de critiques à l’égard de la situation et du système économique actuel. La première salve de récriminations est conjoncturelle et tient à la question du pouvoir d’achat et de l’inflation. Dans ces colonnes et dans d’autres, je fus constant sur ma critique des politiques monétaires et sur l’aporie actuelle à laquelle elles nous ont menée. Les gouvernements et banquiers centraux ont clairement commis une erreur de pilotage de politique économique et les populations ont raison d’exprimer leur ressentiment. Cette erreur-là est purement technique et n’a rien à voir avec les formes du capitalisme ou de l’organisation économique.

La deuxième salve de critiques est plus intrinsèque et tient à la nature réelle ou supposée du capitalisme moderne. Elle vilipende, selon les classes sociales, du bas vers le haut de la société, tantôt un capitalisme trop mondialisé (ne respectant plus les particularismes locales et se retournant contre les plus faibles, y compris les petits entrepreneurs), tantôt un capitalisme trop financiarisé (la financiarisation fonctionnant comme un adjuvant de la mondialisation, mais cette dénonciation permet aussi d’obtenir l’adhésion des gens de gauche parfois plus mondialistes que les masses de droite populaire), tantôt un capitalisme destructeur de l’équilibre environnementale (cette préoccupation est plus prégnante chez les classes aisées). Les deux premiers malaises se recoupent et aboutissent à une critique d’un néo-liberalisme mondialiste et sans âme. On remarquera que même des libéraux – une partie de mes propres prises de position s’imbriquent dans ces courants de pensée – se joignent à cette critique.

L’essence de la pensée libérale est de dénoncer les abus de position dominante ou de pouvoir. Or le néolibéralisme est né dans les années 1930 dans l’esprit des technostructures étatiques, notamment en France avec le groupe X-Crise. Face à la poussée de la pensée fasciste et du communisme, des intellectuels ont voulu rapprocher les intérêts des grandes entreprises, notamment des multinationales, de ceux des États. Ce mariage, repris à la faveur de la guerre et des économies planifiées d’après-guerre, s’est imposé en Occident. Des économistes comme Galbraith l’ont très tôt disséqué, réduisant le capitalisme à une formule d’efficace gestion, marquée par le taylorisme, la planification, la destruction des petits entrepreneurs et la réduction de la dimension sociale à l’Homo Œconomicus. Cette forme de capitalisme, dénoncée par les libéraux sous le nom de crony capitalism (capitalisme de connivence), a suscité nombre de critiques, de gauche mais aussi de droite (le trumpisme). Elle est la cible des populismes actuels, mais l’ancre du macronisme en France par exemple. La responsabilité du capitalisme de connivence dans le désenchantement des populations à l’égard du capitalisme me paraît primordiale. L’autre critique importante du capitalisme actuel se concentre sur la destruction de l’environnement et l’échec de la transition énergétique.

Qu’est-ce qui dans le capitalisme mondialisé actuel est à défendre, comme acquis et comme héritage ?

Le capitalisme reste l’horizon indépassable de notre organisation économique et sociale mais il faut être conscient de ses limites. Toute approche constructiviste en matière sociale est vouée à l’échec. Ainsi, le capitalisme reste le mode de développement le plus efficace de nos entreprises, une forme d’association parmi d’autres : c’est déjà beaucoup mais ce n’est que cela. Ce n’est pas une forme d’organisation sociale ou encore moins environnementale. Ces mécanismes de base (droit de propriété, liberté d’entreprendre, accumulation du capital pour financer l’innovation, tout ce corpus juridique et économique qui est le soubassement du capitalisme) ont fait la preuve de leur efficacité : comme l’a analysé récemment Yann Coatanlem dans Le capitalisme contre les inégalités, le bilan du capitalisme dans la lutte contre les inégalités est largement positif. Car il y a de nombreuses convergences entre libéraux et sociaux-démocrates dans la défense par exemple d’un État démocratique capable de contrer les effets pervers de l’économie mondialisée. Une croissance porteuse d’équité et d’égalité des chances est possible dans le cadre du capitalisme classique.

Mais, comme je le précisais, au-delà des pures questions économiques (et de leurs conséquences sociales), il ne faut pas non plus trop demander au capitalisme comme système cohérent qui en fait n’existe pas : la solution à l’impasse environnementale par exemple ne peut venir uniquement du monde des entreprises ou de notre mode d’organisation économique. Seules les populations et les États peuvent décider de protéger des espaces naturels, de réintroduire des espèces, de faciliter de nouveaux modes de transports.

Qu’est ce qui au contraire mériterait d’être remis en cause ?

La mondialisation est fille du capitalisme car ce dernier a besoin de se déployer au-delà de frontières politiques, dans l’échange et le commerce, mais la mondialisation débridée des dernières décennies est une avanie infligée au libéralisme. Elle s’est retournée, dans sa version débridée promue par le néo-libéralisme technocratique, contre les petits entrepreneurs, les indépendants, les artisans, les commerçants, et les agriculteurs.

Les traités commerciaux des dernières années, le Ceta, le Mercosur, non plus que les principes marchands de l’Union Européenne, ne respectent plus les principes fondamentaux du capitalisme. Les inégalités et déséquilibres constatés dans le commerce mondial viennent de ces textes mal ficelés, pondus par des experts et jamais par les entrepreneurs eux-mêmes.  La financiarisation est un problème plus simple à régler : en premier lieu parce qu’elle est un adjuvant de la mondialisation et démondialiser permet ipso facto de définanciariser. Ensuite, la finance et le capital sont le cœur du système capitaliste et le régulateur doit simplement mieux les surveiller, être attentifs aux risques systématiques sans brider l’innovation. Trop souvent, nos dirigeants se sont contentés de regarder les bulles spéculatives croître puis exploser : mais c’est avant qu’il faut se poser la question de la régulation (les cryptomonnaies, qui ne cessent de demander une régulation réaliste, en sont un exemple) !

Pourquoi est-ce que personne ne répond vraiment à ce malaise en proposant de réformer le capitalisme sans céder à des solutions altermondialistes ?

Parce qu’il est plus facile, pour les politiques, d’attiser les haines et, particulièrement en France, les vieux réflexes marxistes. A cet égard, au lieu de se poser les vraies questions sur l’environnement, l’impact de l’activité humaine sur les animaux et les végétaux, les partis de gauche se sont vautrés dans la fange d’un néo-marxisme qui remplace la fin de l’histoire par la fin de l’humanité. Une manière habile de recycler leurs vieilles luttes sans se poser les bonnes questions sur le capitalisme. Ainsi, ce sont plutôt des acteurs de la société civile, des participants de l’économie sociale et solidaire qui, en mariant activité capitalistique traditionnelle et objectifs sociaux et sociétaux, tendent à poser les bonnes questions et à jeter les premiers jalons d’un capitalisme à visage plus humain.