« La suppression du timbre rouge, nouveau symptôme de l’abandon des services publics et des plus fragiles »

Cyrille Dalmont, chercheur associé à l’Institut Thomas More

27 juillet 2022 • Entretien •


La Poste a récemment annoncé l’abandon du timbre rouge et son remplacement par une « e-lettre ». Pour Cyrille Dalmont, spécialiste des enjeux politiques et éthiques du numérique, la numérisation des services publics obéit essentiellement à des logiques financières, au détriment des utilisateurs.


La Poste a annoncé la suppression du timbre rouge, qui était utilisé pour les lettres urgentes, remplacé par une e-lettre à remplir en ligne. Que vous inspire cette décision ? Faut-il y voir un signe supplémentaire de la numérisation à marche forcée des services publics ?

La fin de la mise en vente du timbre rouge obéit à une logique purement financière : La Poste s’adapte et applique ce qu’elle avait déjà mis en place par rapport aux lettres recommandées numériques depuis un certain nombre d’années. Il faut bien comprendre que les ratios économiques sont vraiment prégnants, c’est ce qui prévaut quasiment dans tous les choix qui sont poursuivis. On le retrouve par rapport à ce qui s’est passé avec Doctolib pendant la pandémie de Covid-19 pour la prise de rendez-vous en ligne, qui a permis à l’État de ne pas avoir besoin de développer de sa plateforme, mais aussi avec ce qui s’est passé récemment avec la décision de la Cnil sur Agoria Santé, qui permet à un laboratoire pharmaceutique la mise en place d’un traitement automatisé de données à caractère personnel de santé dans l’optique de la création d’un « entrepôt » de données alors qu’il existe déjà un système public, le Health Data Hub, qui fait la même chose.

Le plus souvent, la numérisation d’un service public met à la charge de l’utilisateur ce que l’État finançait auparavant. Quand on a un guichet d’accueil avec un certain nombre d’employés, qui sont à la charge de l’État, et qui deviennent obsolètes ou sont réduits de manière drastique, c’est l’utilisateur qui par son temps, son équipement informatique et son impression (quand il a besoin d’imprimer des documents) se substitue à l’État. Il y a une baisse du coût financier pour l’État et ce coût est transféré à l’utilisateur. Le coût ne fait que croître pour l’utilisateur/citoyen et ne fait que baisser pour les services publics. Cette logique d’externalisation du est poussée par la Commission européenne, notamment dans la logique de l’État plateforme, dans lequel l’État n’est plus qu’un agrégateur de services (publics et privés), est responsable du bon fonctionnement de la plateforme mais dans lequel le service au public est remplacé par la numérisation de la démarche.

L’État délègue ainsi, de manière informelle, un certain nombre de services au public. On le voit avec le timbre rouge mais le même phénomène se retrouve par exemple dans les demandes de passeports et de documents officiels, qui suivent le modèle de démarches privées comme la réservation de billets d’avion. Des bornes numériques sont créées et mises en libre-service partout sur le territoire, notamment dans les tabacs permettant démarches privées et publiques. Le buraliste joue alors le rôle de l’employé de service public multi-tâche pour aider la personne à réaliser sa démarche. Ce que les fonctionnaires des différents services publics réalisaient auparavant, c’est désormais le buraliste qui le fait pour les personnes qui ont besoin d’aide.

Cela pose aussi la question de l’exclusion qui pourrait résulter de cet abandon du timbre rouge ; toutes les personnes qui ne sont pas à l’aise avec des ordinateurs ne pourront plus envoyer de lettres urgentes. Mais La Poste a dit qu’il y aurait des conseillers qui pourraient aider dans les bureaux de poste éventuellement ces personnes-là…

Dans la logique d’économie et de report de charges sur l’utilisateur, on l’observe déjà : si l’on va dans un bureau de poste, on a des conseillers qui sont polyvalents et qui viennent accompagner les utilisateurs les moins à l’aise pour réaliser leurs démarches sur des bornes numériques. Sauf que c’est au détriment de leur temps d’une part, et d’autre part, de leur libre arbitre et de la confidentialité de ce qu’ils réalisent, puisqu’ils vont les accompagner, mais en ayant accès de plus en plus aux informations et aux actes courants que ces personnes vont réaliser.

Comment La Poste peut-elle résoudre cette équation de la diminution du nombre d’utilisateurs et maintenir un service public de qualité ?

Le numérique nécessite un niveau de compétences et un niveau d’équipement pour être utilisé puisque, quand on parle d’envoyer une lettre avec ce nouvel e-timbre rouge, on doit forcément avoir un ordinateur, une tablette ou un smartphone, mais aussi des moyens pour scanner ses documents. Cela exclu de fait toutes les personnes qui n’ont pas ce niveau de compétences ou ce matériel.

C’est le résultat d’une logique encore une fois très européenne – notamment au travers de la communication de la Commission du 29 mai 2010 intitulée « une stratégie numérique pour l’Europe », les rapports sur l’illectronisme et les plans d’orientation visant à l’augmentation des compétences numériques des citoyens européens. On est en fait dans une phase de bascule, une phase de transition. On a l’impression qu’on ne sait pas trop quoi faire des gens qui n’ont pas ce niveau de compétences et qui risquent d’être exclus de plus en plus du système pour une raison d’âge, de compétences ou de formation.

Pour éviter cette dérive, faudrait-il que les services publics et La Poste, en particulier, décident de s’abstraire complètement des logiques économiques pour se concentrer sur leur mission ?

C’est toute la difficulté de ce qu’est un service public et un service au public finalement. Est-ce qu’un service public a vocation à être rentable ou pas ? Il est évident que si l’on met en concurrence le modèle de la Poste avec celui d’Amazon, il y a une vraie rationalité économique chez Amazon qu’on ne retrouve pas à La Poste.

La Poste invoque aussi des raisons écologiques. Est-ce convaincant à vos yeux ?

Quand on veut faire avaler une couleuvre, on ne la présente jamais comme une couleuvre. Donc le fait de parler d’écologie, c’est très bien. Par contre, on ne va pas parler des dizaines de gigawatt heures nécessaires à faire tourner les serveurs de la Poste, ni du matériel informatique nécessaire à l’utilisateur et de la consommation électrique engendrée pour l’utilisateur pour pouvoir utiliser cette technologie. Ça s’inscrit encore une fois dans une logique européenne d’affichage écologique. Le message peut s’entendre. Mais est-on bien sûr que le bilan carbone de cette nouvelle manière de faire est favorable ?

Cette décision reflète aussi le fait que les gens n’envoient plus beaucoup de lettres. Est-ce que cette disparition du courrier papier, ou du mois son passage obligé par des intermédiaires numériques, signifie qu’à terme plus rien ne pourra échapper au numérique ?

La numérisation des sociétés, de l’espace public et des services publics est un phénomène d’envergure qui est global, et de moins en moins de choses vont échapper au numérique, c’est évident. Pourquoi ? Parce qu’on fait peser sur l’utilisateur le coût du service. Quand on a développé une application, l’utilisateur supplémentaire a un coût est marginal. Autrement dit, si j’ai un utilisateur du service, ça me coûte très cher, mais si j’ai des millions d’utilisateurs du même service, le coût est quasiment similaire. Dans une période de ressources financières de plus en plus contraintes, l’État ne peut qu’être tenté de faire peser ce coût sur l’utilisateur/citoyen plutôt que sur ses propres budgets.

Du point de vue des libertés publiques, on se disait que les lettres papiers c’était un peu le dernier rempart de cette communication non numérique…

Il faut savoir que tout ce qui sera numérisé de toute façon, à un moment ou à un autre, est piratable et exploitable par un tiers. Il y a des protocoles de sécurité bien sûr et la lettre doit théoriquement être détruite, mais tout ça n’est que théorique. La confidentialité des correspondances va être limitée puisque à partir du moment où il va y avoir numérisation, envoi de cette numérisation, stockage sur une base de données, jusqu’à ce que le courrier soit imprimé, il y a un risque sur la confidentialité des communications. Sachant que La Poste devra aussi se justifier du fait d’avoir accompli sa mission et donc devra certainement conserver un certain temps, cette version numérique.