Une fois doté de l’arme atomique, le régime iranien se sentira invulnérable

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

20 septembre 2022 • Opinion •


Les ambitions régionales iraniennes s’inscrivent dans un contexte plus global d’attaques contre les équilibres mondiaux, analyse Jean-Sylvestre Mongrenier dans une tribune pour Le Monde. Ne pas freiner l’Iran, c’est laisser les mains libres à la Chine et à la Russie.


Si la guerre en Ukraine et les tensions sino-américaines avaient fait perdre de vue le Moyen-Orient, les prochains rebondissements de la crise nucléaire iranienne auront tôt fait de réactiver nos cartes mentales. Les agissements de Téhéran dans cette partie du monde requièrent un engagement ouvert et assumé auprès des États de la région qui joignent leurs forces pour endiguer et refouler l’Iran.

De fait, les agissements iraniens s’inscrivent dans un contexte bien plus large. En dynamique, l’Occident est confronté à la formation d’une Grande Eurasie sino-russe. Les revers militaires russes en Ukraine ont bien des conséquences délétères pour la « verticale du pouvoir » de Vladimir Poutine, mais ils ne remettent pas en cause l’alliance entre Pékin et Moscou. Simplement, le maître du Kremlin ne pourra plus arguer de son savoir-faire diplomatico-militaire pour prétendre compenser l’immense supériorité démographique et économique de la Chine populaire.

État hybride de paix-guerre

C’est donc Xi Jinping et le parti-Etat chinois qui, dans l’OCS (Organisation de coopération de Shanghaï) et au-dehors, tenteront d’organiser et diriger un bloc de puissances révisionnistes, hostiles à l’Occident. Menaces et défis sont d’envergure planétaire : de l’Europe centrale aux « Méditerranées asiatiques » (les mers de Chine du Sud et de l’Est), de l’Arctique à la région Indo-Pacifique, les tensions s’accroissent dangereusement. C’est d’une nouvelle guerre froide dont il s’agit, au sens d’un état hybride de paix-guerre. Bien évidemment, ledit conflit ne reproduit pas à l’identique la « guerre de cinquante ans » qui mit aux prises le bloc soviétique et le monde libre. « La guerre est un caméléon », écrivait Clausewitz (1780-1831) ; elle revêt des formes changeantes selon les époques et les contextes.

Susceptible de se transformer en une grande guerre hégémonique qui établirait un nouveau rapport de force, ce conflit nous remémore une vérité énoncée par l’amiral Castex dans ses Théories géostratégiques (Economica, 1997) : « Tous les siècles ou à peu près, il y a un perturbateur. Il y a une nation en plein épanouissement, débordante de sève, assoiffée d’ambition qui veut tout dominer… Ce perturbateur, puissant par le nombre, par ses ressources de tous ordres, par la politique, par les armes, manifeste ouvertement le dessein d’absorber et d’écraser ses voisins ».

Ces considérations sur l’alliance Pékin-Moscou et la dimension planétaire de la menace n’occulteront l’importance névralgique de zones plus réduites, comme le Moyen-Orient. Carrefour entre l’Europe et l’Asie du Sud et de l’Est, cette région occupe une place centrale dans le projet chinois de « nouvelles routes de la soie ». Vu de Moscou, elle constitue un boulevard géostratégique en avant de son « étranger intérieur », c’est-à-dire le Nord-Caucase et les « sujets » musulmans de la Fédération de Russie.

Prétentions iraniennes dans l’ensemble de la Méditerranée

Venant après le rattachement manu militari de la Crimée et le déclenchement d’une « guerre hybride » en Ukraine, l’intervention militaire russe en Syrie et l’activisme diplomatique déployé jusque dans le golfe Arabo-Persique ont souligné la place du Moyen-Orient dans la vision du Kremlin. Négociée et mise au point alors que l’accord nucléaire iranien de 2015 n’était pas encore couché à l’écrit, l’intervention s’est déroulée en bonne alliance avec Téhéran : la Russie fournissait l’aviation, l’Iran dépêchait Gardiens de la Révolution et milices panchiites. 

Depuis, les positions de Téhéran ont été constamment renforcées. Les forces terrestres irano-chiites se sont enracinées en Syrie, assurant un pont terrestre depuis le golfe Arabo-Persique jusqu’au Bassin levantin, avec des prétentions dans l’ensemble de la Méditerranée. Avec les houthistes au Yémen, le régime iranien dispose également d’un levier de pouvoir dans le sud de la péninsule Arabique, en mer Rouge et dans la Corne de l’Afrique. En 2019, Téhéran n’a pas hésité à frapper le sol de l’Arabie saoudite. 

L’Occident ne peut donc se détourner du Moyen-Orient. D’un autre côté, les Etats-Unis et leurs alliés européens risquent l’élongation stratégique. La réaffirmation de leur puissance dans la région ne peut se faire sans de solides points d’appui et partenaires stratégiques ; ceux-là mêmes qui sont courtisés par Pékin et tapent à la porte de l’OCS. La possible victoire de l’Ukraine sur la Russie et le choc géopolitique qui s’ensuivrait ne suffiraient pas à inverser la poussée chinoise. 

Soutenir les accords d’Abraham

On retrouve ici les accords d’Abraham dont le deuxième anniversaire a coïncidé avec le sommet de l’OCS, réunie à Samarcande à partir du 15 septembre. Signés à Washington par les Émirats arabes unis, Bahreïn et Israël en 2020, ces accords salutaires ont instauré des relations officielles entre l’État hébreu et plusieurs pays du monde arabo-sunnite. Avec lucidité, Abou-Dhabi a initié un processus de paix qui remodèle les rapports de force au Moyen-Orient et modifie la situation géopolitique. Depuis, le Maroc et le Soudan ont normalisé leurs relations avec Israël.

Très concrètement, le principal enjeu est de transformer une entente diplomatique, doublée d’un ambitieux partenariat économique et technologique, en un axe stratégique et militaire, afin de contrer l’expansionnisme irano-chiite régional. L’Occident a tout intérêt à soutenir franchement et ouvertement la dynamique des accords d’Abraham : l’Iran, étroitement lié à la Russie et à la Chine, est le maillon moyen-oriental d’une chaîne de puissances révisionnistes qui entendent faire basculer les équilibres mondiaux. 

En vérité, le temps presse. Une fois doté de l’arme atomique, le régime iranien se sentira invulnérable et poussera les feux. Les États menacés se tourneront alors vers la Chine qui se posera en puissance arbitrale. Si l’Occident refuse de perdre le Moyen-Orient et veut rallier les monarchies sunnites à sa politique d’endiguement du tandem sino-russe, il faut envisager l’ouverture d’un front militaire régional, promouvoir un axe arabo-sunnite et préciser ses intentions stratégiques face à un régime iranien nucléarisé.