Semi-conducteurs · La Commission européenne entre illusions et dogmatisme

Cyrille Dalmont, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

10 octobre 2022 • Analyse •


Les pénuries mondiales de semi-conducteurs impactent de plus en plus fréquemment les industries européennes consommatrices de puces jusqu’à provoquer l’arrêt complet de plusieurs unités de productions, notamment dans le secteur automobile (Renault, PSA, Stellantis). Les usines Renault de Douai et de Maubeuge, dans le Nord, sont en ce moment même à l’arrêt pour trois jours et fermeront à nouveau pendant une semaine, à compter du 17 octobre. Par ailleurs, toujours prompte à la création de nouvelles normes (et, par-là, à l’extension de ses compétences), la Commission européenne a initié en février dernier une proposition de règlement établissant un cadre de mesures pour renforcer l’écosystème européen des semi-conducteurs, baptisée Chips Act. La présentation du texte au Parlement aura lieu à la mi-octobre et le vote définitif d’ici le premier trimestre 2023.

Cette double actualité doit attirer notre attention sur le fourvoiement de la Commission dans ses décisions concernant la production de semi-conducteurs, décisions qui illustrent les illusions et les dogmes qui condamnent par avance toute stratégie numérique européenne. En effet, les lacunes du Chips Act révèlent au mieux un défaut d’analyse quant aux besoins réels des économies européennes ; au pire, elles marquent une volonté délibérée de dissimuler l’état réel du secteur numérique des 26. En effet, la multiplication des déclarations de la Commission, toujours très ambitieuses, sur le rôle qu’elle voit jouer à l’Union européenne et à ses membres dans les technologies numériques de demain ne permet plus de dissimuler le fait qu’ils ne maîtrisent pas celles d’aujourd’hui, ni son incapacité foncière à initier de nouveaux programmes industriels crédibles depuis trente ans.

Débouchés

Comme l’ont expliqué un certain nombre d’industriels lors du forum EMS de Markt&Technik le 28 septembre dernier, à force de viser des technologies futures qui n’ont pour l’heure aucun débouchés (les processeurs quantiques, par exemple), la Commission en oublie la réalité du marché des acteurs européens acheteurs de puces. Non seulement la pénurie concerne essentiellement des puces de technologies plutôt ancienne (65 à 90 nanomètres, plus de 70% de la demande actuelle selon la Commission elle-même) mais, avec son projet « European Processor Initiative (EPI) » visant à concevoir des processeurs gravés en six nanomètres et moins à horizon 2025, la Commission risque de pousser les acteurs dans une impasse économique par manque d’acheteurs européens – ce type de puces répondant principalement aux besoins de secteurs technologiques sur lesquels les entreprises européennes sont quasi absentes (smartphones, tablettes, ordinateurs ou encore objets connectés).

A suivre cette voie, les Européens se retrouveraient dans la situation de pouvoir produire en 2025 leurs propres processeurs mais sans assurance pour producteurs de pouvoir les vendre, faute de débouchés. Ce serait reproduire le même schéma que pour les cloud souverains et l’échec retentissant du projet Gaia X, projet de cloud souverain européen qui n’a pu aboutir en raison de la faiblesse structurelle de l’écosystème numérique européen, qui s’est ensuite transformé en « cloud de confiance » intégrant les plus grands leaders américains et asiatiques du marché mondial et qui est finalement resté bloqué au stade de projet, délaissé par de nombreux acteurs.

En même temps que son projet de règlement, la Commission a dévoilé un plan visant à mobiliser « plus de 43 milliards d’euros d’investissements publics et privés » d’ici 2030 pour se préparer et faire face rapidement aux perturbations futures des chaînes d’approvisionnement de semi-conducteurs. C’est le deuxième point noir de cette stratégie sur les semi-conducteurs : malgré l’ampleur apparente, 43 milliards d’euros sur huit ans est un chiffre très insuffisant. Il faut bien comprendre qu’une seule usine de « foundry » (fabrication proprement dite) en cinq nanomètres, c’est un investissement d’environ 12 milliards de dollars (en deux nanomètres, plus de 20 milliards), sans compter l’écosystème nécessaire autour de cette implantation (filières universitaires spécialisées, fournisseurs, sous-traitants, designers, acheteurs et vendeurs de puces), écosystème quasi inexistant aujourd’hui.

Authentiques puissances

Le troisième point noir tient au cadre juridique européen : même si, et c’est une première, le Chips Act prévoit une dérogation aux règles relatives aux aides d’État pour l’établissement d’installations « pionnières » (validant ainsi l’analyse que défend l’Institut Thomas More depuis deux ans selon laquelle c’est bien le droit européen de la concurrence qui empêche l’émergence de tout géant numérique européen), il faut rappeler que les règles du droit européen de la concurrence et l’accord multilatéral sur les marchés publics empêcherons la réservation des marchés publics aux entreprises européennes.

Pour prendre la mesure du défaut et de vision et de moyens européens, il suffit de regarder ce que prépare les authentiques puissances numériques mondiales. Côté américain d’abord. Intel a annoncé un investissement, à lui seul, de 80 milliards d’euros sur dix ans pour fabriquer des semi-conducteurs en Europe. Le géant américain prévoit notamment 33 milliards d’euros pour bâtir une giga-usine en Allemagne et agrandir un site de production irlandais, confortant de ce fait la domination américaine sur le marché européen des micro-processeurs. Mais ce n’est pas tout. Intel va dans le même temps investir près de cent milliards de dollars avec huit usines de fabrication dans l’Ohio, avec pour objectif la construction du plus grand complexe de fabrication de puces au monde !

De son côté, avec son plan Chips for America à 50 milliards de dollars, l’État fédéral a décidé de subventionner directement ses entreprises sur la base de quatre objectifs clairs : établir et développer la production nationale de semi-conducteurs de pointe sur le territoire national ; construire un approvisionnement suffisant et stable de semi-conducteurs ; s’assurer que la technologie des semi-conducteurs de nouvelle génération soit développée et produite sur le territoire national ; créer des dizaines de milliers d’emplois manufacturiers bien rémunérés et plus de cent mille emplois dans la construction. Ces objectifs répondent à un impératif de souveraineté nettement assumé.

Côté asiatique, l’entreprise taïwanaise TSMC va investir quant à elle cent milliards de dollars en trois ans pour accroître ses capacités de production. En revanche, elle a abandonné l’idée de le faire en Europe estimant que le niveau des subventions gouvernementales, de la demande des clients et des talents sur place n’était pas suffisant. C’est une vigoureuse critique en creux du plan de la Commission. Enfin, la Corée du Sud (52 millions d’habitants, rappelons-le) prévoit un plan national mêlant allègement d’impôts, allègement de taxes, investissement d’État dans les infrastructures, faibles taux d’intérêts et régulations allégées en échange de la participation de plus de 150 entreprises nationales s’alignant sur l’objectif gouvernemental de souveraineté technologique. Les chiffres des investissements annoncés sont colossaux : au moins 368 milliards de dollars en dix ans… dont plus de 100 milliards de dollars pour la seule entreprise Samsung.

Alors que le numérique constitue désormais l’un des principaux théâtres d’affrontement de la compétition à la fois géopolitique et géoéconomique que se livrent les grandes puissances mondiales, la stratégie de la Commission, à laquelle les États membres semblent avoir délégué sans débat tous pouvoirs en la matière, stratégie à la fois normative, impolitique et sans grands moyens, se révèle chaque jour un peu plus dépassée. Après le Digital Service Act (DSA), le Digital Market Act (DMA), le Data Gouvernance Act (DGA), le Cyber-Resilience Act (CRA), le Chips Act le confirme.