Voilà pourquoi le modèle de croissance économique chinois va droit dans le mur

Sébastien Laye, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

19 octobre 2022 • Entretien •


Alors que Xi Jinping vient d’être renouvelé à son poste, les nuages semblent s’amonceler sur l’économie chinoise. Dans quelle mesure le modèle de croissance, construit sur l’investissement, va-t-il dans le mur ?

La lecture des premières déclarations de XI lors du XXème Congrès du PC chinois (ces jours-ci) est édifiante. Les dirigeants chinois ne parlent plus de devenir la première puissance économique mondiale (ce qui paraissait inéluctable), mais simplement d’une élévation du niveau de PIB par habitant à l’horizon 2035 ; la plupart des desseins ambitieux auxquels la Chine nous avait habitué ont disparu, du moins en ce qui concerne l’économie.

Alors, que s’est-il passé ? En effet (et le PC retarde la publication des derniers chiffres trimestriels économiques parce qu’ils ne sont pas bons), le modèle chinois arrive à bout de souffle. Il repose sur trois piliers très simples : la démographie, le crédit, et les exportations. Le changement le plus surprenant vient du premier pilier. Comme le Japon dans les années 1980, après trente ans de transition démographique, la Chine devient un pays de gens âgés beaucoup plus tôt que prévu : les classes populaires ne souhaitant pas revenir au modèle familial d’antan, ce levier important de croissance n’existe plus. Le second pilier, le crédit, qui a alimenté l’ascension industrielle chinoise mais aussi ses bulles spéculatives, est une arme à double tranchant, comme nous le savons en Occident. Le modèle de malinvestissement surendetté est similaire à celui qu’a connu les États-Unis au début de son expansion : il a mené à des crises financières dans les années 1800 et en 1929. La Chine va vers sa propre crise de 1929, alors qu’elle n’a pas opéré sa mue en société de consommation. Enfin, le levier des exportations vers l’Occident, le rôle d’« atelier du monde », est de moins en moins efficace car en affichant des ambitions géopolitiques démesurées, la Chine a suscité des mesures protectionnistes de l’Occident et notamment des États-Unis. Elle s’est lancée trop tôt dans une course au leadership mondial, au risque de perdre le rythme de son ascension économique (condition sine qua non pour devenir une grande puissance géopolitique mondiale).

En quelques semaines de temps, la Société générale a réduit son exposition aux contreparties sur les transactions en Chine d’environ 80 millions de dollars. Google a mis fin à l’application Translate pour la Chine dans le cadre d’un retrait progressif. Le gouvernement de Shanghai a retiré Alipay d’une liste d’entreprises de haute technologie prioritaires, et la liste est longue. Une tempête économique est-elle en train de s’annoncer ?

Il ne faut pas surinterpréter ces retraits en termes de risques macro-économiques de court terme. Le sujet est plus politique. Les sociétés occidentales ont compris que la mondialisation heureuse avait pris fin, que la Chine était devenu un adversaire géopolitique, voire militaire, un régime autocratique ne respectant pas les règles et menaçant ses voisins (à commencer par Taiwan). Elles ne peuvent plus conduire une activité commerciale normale en et avec la Chine et, même si elles le voulaient, elles subiraient les foudres de leurs gouvernements occidentaux. Ce n’est pas que notre monde devient plus fragmenté et local, mais un bloc eurasien (Iran, Russie, Chine) en est exclu et fonctionnera en circuit fermé.

Pourquoi la Chine n’arrive-t-elle pas à faire sa transition vers un modèle de croissance s’appuyant sur la consommation privée ?

Parce que ses dirigeants, en tout cas depuis 2012 et l’accès au pouvoir de Xi, ne mènent pas de politique économique. Dans cette économie pharaonique de commande, de type « command and control », toute activité commerciale est subordonnée à des desseins politiques. Les esprits animaux des entrepreneurs n’ont pas d’espace pour s’exercer et servir cette classe moyenne de consommateurs qui auraient dû devenir le pilier d’une Chine moderne et en paix. L’État monopolise les capitaux pour ses propres projets ambitieux et afin de financer sa corruption endémique, asséchant le capital privé. Ce modèle se lézarde aujourd’hui mais, selon moi, il n’a jamais vraiment marché : les quelques succès chinois sont plus dus à la qualité de ses chercheurs, aux esprits brillants que possèdent ce pays, qui doivent faire avec un régime autocratique et corrompu.

Les conséquences politiques de ce changement sont-elles difficiles à appréhender pour le régime ? Cela va-t-il contraindre le pays à abandonner ses  ambitions de première économie mondiale ?

Il faut plutôt voir les choses inversement : obsédé par ses ambitions géopolitiques mais incapable de comprendre le succès du monde occidental, Xi, qui en reste à la rhétorique simpliste du siècle « d’humiliation », a sacrifié les chances de la Chine de devenir la première puissance économique mondiale, avec le leadership géopolitique qui aurait pu en découler. Il a obéré ultimement ses chances de réussite, en entrant en conflit avec l’Occident et notamment les États-Unis prématurément. Le monde occidental est en train de mettre en place une politique de containment (endiguement) du bloc eurasien. Nous dominons les mers, l’espace aérien et l’espace tout court, économiquement, militairement, culturellement, en hard comme en soft power. Quelle est l’influence de la Chine en Europe par exemple, si ce n’est via l’espionnage ?

Par ailleurs, sur son continent même, la Chine va être rapidement (d’ici cinq à dix ans) concurrencée par une puissance plus jeune démographiquement, démocratique, à l’intersection des valeurs asiatiques et occidentales, à savoir l’Inde. Je me demande parfois si Xi ne va pas tenter de jouer son va-tout au cours des trois prochaines années, à l’instar de Poutine, car il sait que potentiellement par la suite, toute voie vers le leadership sera bloquée et sa position interne plus complexe. Il ne lancera peut-être pas sa première confrontation vers Taiwan, évitant le choc frontal avec les États-Unis, mais plutôt dans le Cachemire, pour briser les reins de l’ascension du futur géant indien.

A quel point la déroute de l’économie chinoise nous met-elle, nous Occidentaux, dans une situation de risque économique ?

La récession mondiale qui s’installe et devrait être notre sort en 2023 est d’abord due à l’inflation et à nos propres erreurs monétaires. Mais le ralentissement chinois, avec leur politique de zéro covid (un échec total), ne nous aide pas, comme lors des précédentes récessions occidentales quand souvent la Chine sauvait la mise en rééquilibrant les comptes au niveau mondial. L’actuelle crise ne vient pas de la Chine, mais par ricochets la Chine peut aggraver la récession.

Pouvons-nous nous prémunir de certains des effets de la santé déclinante de l’économie chinoise ?

Oui, en poursuivant le découplage en cours mais qui est plus avancé aux États-Unis qu’en Europe. L’industrie française doit rapatrier sur notre territoire nos productions stratégiques et cesser de les déléguer aux Chinois. Nos entreprises de technologie doivent éviter les collaborations avec ce que j’appelle les sociétés chinoises écran, proches du PC chinois. La démondialisation (qui est en fait une ré-occidentalisation, car nous avons des flux importants aux niveaux intra-européens et transatlantiques) en cours fait que nous serons moins sensibles à l’avenir au rythme de la croissance chinoise.