Chute d’un missile en Pologne · « La possibilité d’une escalade est inhérente à la guerre »

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

16 novembre 2022 • Entretien •


La Pologne a placé mardi son armée en état d’alerte renforcée après avoir été atteinte par ce qu’elle a décrit comme un « projectile de fabrication russe », qui a fait deux morts. Les premières conclusions des États-Unis sont que le missile a été tiré par l’armée ukrainienne en réponse à un missile russe entrant. Quelles conséquences cet évènement peut-il avoir sur la suite du conflit ?

A ce stade, c’est l’hypothèse jugée la plus probable : un tir de défense contre-aérienne en réponse à la salve russe de missiles tombée sur les grandes villes ukrainiennes, en guise de défi au moment où se tient un sommet du G20. Plus largement, l’objectif russe est d’épuiser la population ukrainienne, selon une logique de guerre d’usure. Cet incident, si cette hypothèse se confirme, met en évidence le potentiel de montée aux extrême que la guerre en cours recèle. L’Ukraine n’est pas un lointain théâtre exotique mais un grand pays, et même le plus vaste du continent, à cheval sur l’Europe centrale et orientale. En aucun cas, l’Ukraine ne pourrait être considérée comme une variable d’ajustement. Sur un plan tactico-opératif, il est important de moderniser la défense antiaérienne ukrainienne (c’est en cours), de la rendre plus efficace. Se pose aussi la question de la protection aérienne des pays voisins, des Etats baltes à la Roumanie et à la Moldavie, en passant par la Pologne. Elle devrait être renforcée. L’Allemagne vient de faire à la Pologne des propositions en ce sens : des patrouilles aériennes commune ? De fil en aiguille, nous pourrions voir revenir le débat sur la « no fly zone », sur les approches géographiques de l’OTAN à tout le moins. Il s’agirait non pas de se protéger des avions russes, quasiment absents, mais des frappes de missiles et de drones.

Quelles sont les conditions sont nécessaires pour que le conflit s’étende en Europe ?

Cela dépend essentiellement de ce qui se passe dans la tête de Vladimir Poutine, de sa capacité ou non à reconnaître l’échec de son entreprise politico-militaire en Ukraine. En l’état des choses, il semble toujours persuadé de la légitimité et du bien-fondé de sa mission de « rassembleur des terres russes », du fait que la « Russie-Eurasie » pourrait l’emporter à moyen terme, que l’Occident a vécu et qu’il ne reste plus qu’à achever la bête. Bien plus qu’une idéologie, c’est une mythologie qui l’anime. Voila un puissant ressort. Autre condition de perpétuation de cette guerre, avec une possible escalade : que Vladimir Poutine maintienne son emprise sur le pouvoir russe et qu’aucune réaction ne se produise, fut-ce celle d’un groupe de militaires « chauvins-russes », désireux de sauver l’essentiel.

Peut-on légitimement envisager une extension du conflit ?

Ce n’est pas une question de légitimité, mais la possibilité d’une escalade est inhérente à la guerre : ce que Clausewitz nomme la « montée aux extrêmes ». Encore plus dans une guerre de ce type, avec une ancienne superpuissance, passablement affaiblie certes, mais détentrice d’armes nucléaires. Chez Clausewitz, Les « frictions » entravent la montée aux extrêmes : l’intelligence politique, la prudence, le calcul des forces, la réalité du terrain, le potentiel de puissance et ses limites, etc. Mais le pire est toujours possible. In fine, c’est un débat entre la lecture de Clausewitz faite par Raymond Aron et celle de René Girard. Un récent article du Figaro a bien résumé la question. Retenons que le « monde de la vie » est beaucoup plus vaste que celui des théories, des doctrines et des attentes raisonnables.

Lors du sommet du G20, Emmanuel Macron a évoqué un « espace de convergence, y compris avec les grands émergents comme la Chine et l’Inde, pour pousser la Russie à la désescalade ». Cette hypothèse est-elle crédible ?

Cela n’est guère évident. La plupart des pays concernés refusent toujours d’admettre la réalité des faits, i.e. l’agression russe sur l’Ukraine, et de condamner explicitement ladite agression. Dans le cas de la Chine populaire, c’est bien d’une alliance de facto avec la Russie dont il s’agit, d’une sorte de dos-à-dos entre deux géants territoriaux eurasiatiques, depuis l’Ukraine jusqu’au détroit de Taïwan. Une « axe idéologique et sécuritaire » expliquent certains sinologues. Certes, cette « amitié » n’est pas « sans limites », contrairement à ce qu’affirme la déclaration sino-russe du 4 février 2022. Mais le soutien multiforme de la Chine est réel, sans aller jusqu’à un engagement militaire il est vrai. L’appui est diplomatique, commercial (achat d’hydrocarbures) et donc financier, technologique aussi (composants électroniques). Dans la durée, il faut craindre que Pékin facilite le contournement des embargos et des sanctions, comme le fait d’ores et déjà l’Iran. Déçu peut-être par les échecs de l’armée russe, Xi Jinping pourrait envisager avec faveur une prolongation du conflit qui « fixe » en Europe l’attention et une partie des moyens des Américains. Sa finalité première n’est pas le commerce ! La partie diplomatique n’est donc pas close. Quant à l’Inde, il est utile de la « travailler » au corps, de lui montrer le peu de perspectives de son partenariat militaro-industriel avec la Russie. C’est du côté des puissances occidentales que New Delhi trouvera des appuis pour contrer l’impérialisme chinois.