Souveraineté de la France · « Pire qu’un déclin, c’est une décadence »

Cyrille Dalmont, Sébastien Laye et Jean-Sylvestre Mongrenier, directeurs de recherche à l’Institut Thomas More

8 décembre 2022 • Entretien •


Cyrille Dalmont, Sébastien Laye et Jean-Sylvestre Mongrenier viennent de publier la note « Défense, numérique, industrie : poser des actes de souveraineté au service de la France ». Pour eux, le terme de « souveraineté », utilisé à tort et à travers, est devenu le paravent de l’impuissance et de l’immobilisme des politiques françaises. Explications.


La crise énergétique est-elle le symptôme de la perte de souveraineté française ?

Sébastien Laye. Depuis deux ans, Emmanuel Macron, après avoir été le chantre de la mondialisation et de la start-up nation, n’a eu de cesse au contraire de vanter les mérites d’une Europe souveraine. Mais cet emploi ad libitum du terme cache une certaine impuissance en la matière. À cet égard, la question de l’énergie et du nucléaire est un avatar de la politique de la souveraineté impensée chez le macronisme.

En février dernier, au lendemain de l’agression russe en Ukraine, Emmanuel Macron disait qu’« aucun réacteur en état de produire ne doit être fermé » et annonçait la construction de 14 réacteurs. Du fait de notre dépendance européenne à l’énergie russe, une telle décision paraissait illustrer une vraie politique de souveraineté énergétique, après les atermoiements des années précédentes sur la fermeture de réacteurs nucléaires. Près de dix mois et plusieurs discours après, c’est toujours la loi énergie-climat du 8 novembre 2019 qui fixe l’objectif de réduction de la dépendance de la France au nucléaire (« La diversification du mix-électrique, dans le cadre d’une stratégie de réduction lissée et pilotée des capacités nucléaires existantes, sera poursuivie pour atteindre 50 % de la production en 2035 »), qui constitue le cadre de la politique énergétique française. Rien n’a changé. Une telle inertie illustre bien notre perte de souveraineté énergétique.

La crise sanitaire, et maintenant les pénuries d’antibiotiques et de dolipranes témoignent-elles de la disparition des « écosystèmes de production » en France ?

Sébastien Laye. Oui. On désigne par « écosystème de production » un ensemble de lieux de production pouvant travailler en coopération ou en relation parce que, par exemple, correspondant à divers éléments complémentaires dans la chaîne de valeurs. Cette approche symbiotique s’oppose à l’hyper-spécialisation qui a caractérisé en France les sites de production eux-mêmes. C’est ainsi que, dans le domaine du médicament, la France s’est retrouvée avec une industrie pharmaceutique de pointe mais incapable de produire des médicaments de base ! Nous avons trop souvent oublié que pour produire in fine du complexe, il fallait aussi savoir produire du simple et maintenir cette production simple à proximité.

Dans sa chronique mensuelle au Figaro, Jacques Julliard pointait le déclin français : « Notre déclin, nous l’avons fabriqué de nos propres mains, par démagogie sans doute mais surtout par inintelligence des situations », a-t-il écrit, pointant les « reculades françaises ». L’État français a-t-il encore les moyens de sa souveraineté ? Un retour en arrière est-il possible ?

Jean-Sylvestre Mongrenier. Pire qu’un déclin, c’est une décadence. La notion de déclin désigne les éléments matériels de la puissance ; la décadence renvoie aux valeurs, aux nourritures psychiques, à la vision du monde qui conditionne la persévérance dans l’être d’une civilisation. Le grand Julien Freund a montré que la catégorie de décadence était essentielle à la compréhension de l’histoire. Si les différentes nations occidentales sont toutes atteintes par ce mal, ce dont témoignent la démographie et la culture, le cas de la France est particulièrement grave. On peut mettre en cause la classe dirigeante son « inintelligence des situations », mais il ne semble pas que la question taraude plus le citoyen. Entre deux matchs de football, on se plaint de son sort. Quant au bien commun… Peu se soucient de l’état des finances publiques, de la confusion entre technostructure étatique et société civile, des dettes qui obèrent l’avenir, de la dissolution de l’idée de peuple. C’est un effondrement sur soi.

Aussi le problème de l’État n’est-il pas celui des moyens. Jamais dans notre histoire les prélèvements et les dépenses publiques n’ont été aussi élevés. L’État est « la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde ». Il faudrait encastrer la solidarité dans le social et concevoir un « État vrai » qui surplombe la société, ce qui impliquerait un autre rapport au monde, une autre cosmologie. Non pas un retour au passé mais un recours à l’histoire, pour se projeter dans l’avenir : les racines du futur. Certes, dans les périodes les plus critiques, il y a place pour une action de redressement, si l’on ouvre les yeux et fait droit à la vérité. Et les idées doivent être incarnées : « pour agir, il faut être ».

L’échelon européen n’est-il pas un meilleur échelon pour parler de souveraineté ? Notamment en ce qui concerne le numérique, pour peser face aux GAFAM ?

Cyrille Dalmont. L’Union européenne n’est pas un État. C’est une organisation internationale. Plus intégrée que beaucoup d’autres certes, mais une organisation internationale. La souveraineté réelle appartient à ses vingt-sept États membres. La fonction principale de l’UE, comme pour toute organisation internationale, reste l’élaboration de normes à destination des États ayant ratifié ses traités et plus particulièrement pour ce qui nous intéresse, le droit européen de la concurrence. Or l’ensemble de la structure du droit européen de la concurrence repose sur l’idée que les objectifs fondamentaux des règles de l’Union consistent à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur au profit du consommateur, dans une logique de concurrence pure et parfaite en oubliant complètement l’outil de production et son origine.

Dès lors, rien de ce qui s’observe aux États-Unis (GAFAM), en Chine (BATX) ou en Inde, et qui permet l’émergence de géants numériques mondiaux n’est imaginable en Europe : ultraconcentration, ultracapitalisation, ententes entre entreprises, aides d’États et marchés réservés, permettant d’atteindre les tailles mondiales nécessaires dans des secteurs où la règle est « the winner takes all ». Pire, puisque les règles de concurrence et la politique commerciale sont devenues des compétences exclusives de l’Union européenne, les États membres ne peuvent plus exercer les attributs de leurs souverainetés dans une multitude de domaines qui leur permettraient de développer ou de protéger des pans entiers de leurs économies.