La cloche de Novgorod, ou pourquoi la Russie n’est pas vouée au despotisme

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

14 janvier 2023 • Analyse •


Des partisans non repentis de l’apaisement avec la « Russie-Eurasie » nous expliquent, mezzo voce, qu’il faudrait s’accommoder d’une puissance révisionniste aux frontières de l’Europe, pourvu qu’elle se contente de ce que la force des armes lui a déjà assuré sur le plan territorial. Il est bon cependant de savoir que l’histoire russe révèle d’autres développements que le despotisme. Ainsi la cité-État de Novgorod fut-elle un exemple d’autonomie et de républicanisme. Analyse publiée par Desk Russie.


Si l’homme est un héritier, il dispose librement de cet héritage et les servitudes de l’Histoire ne doivent pas occulter des époques ou des aspects minorés, preuves que d’autres possibilités historiques auraient pu advenir. L’histoire longue de la Russie et le passé toujours présent de la praxis bolchevique ne condamnent pas ce pays à l’apathie et au despotisme. Ainsi, la présente situation de guerre et le travail d’anticipation de l’avenir nous conduisent-ils à revenir sur l’histoire de la cité-État de Novgorod, à une époque où les villes russes du Nord-Ouest développent des formes de gouvernement semblables à celles des villes marchandes de la Hanse ou des cités italiennes, jusqu’à ce que Novgorod soit incorporée dans la Moscovie, au XVIe siècle.

Des Slaves aux Varègues

Fondée au VIIIe siècle après Jésus-Christ par des Slaves de la Baltique, la ville de Novgorod est située sur la rivière Volkhov, dans le Nord-Ouest de l’actuelle Russie, entre le lac Ilmen et le lac Ladoga. Les caractéristiques de cette région lacustre ouvrent des possibilités défensives qui furent pleinement exploitées par les libres citoyens de Novgorod, leurs compétences hydrographiques permettant à plusieurs reprises d’inonder les voies de passage que les envahisseurs devaient emprunter pour prétendre les soumettre. Point d’arrivée du Varègue Rurik en 862, le mythique fondateur de la Rus’ médiévale, Novgorod est situé à l’extrémité septentrionale de la grande route commerciale dite « des Varègues aux Grecs », entre Baltique et Pont-Euxin (la mer Noire), un itinéraire emprunté par les hommes du Nord désireux de louer leurs bras armés à Constantinople. En retour, richesses et marchandises en provenance de l’Empire romain d’Orient (l’Empire byzantin) circulent du Pont-Euxin à la Baltique.

La cité de Novgorod évolue dans la mouvance de Kiev (1). Elle est souvent gouvernée par les fils des grands-princes qui s’appuient sur les ressources de la ville — richesses et clientèles — pour affermir leur pouvoir et prendre la direction de Kiev. Les notables et le peuple de Novgorod cherchent à s’émanciper et les chroniques locales rendent compte de la fuite du prince-gouverneur, en 1136, début d’une première forme d’autonomie. Le choc mongol aura pour contrecoup l’accélération de ce processus historique d’émancipation. La première incursion des Tatars dans la région — il s’agit principalement de Turcs ralliés aux Mongols —, se produit en 1223. Ils défont les armées de la Rus’ sur la Kalka, pillent la Crimée, remontent le cours du Dniepr inférieur et celui de la moyenne Volga avant de se faire battre par d’autres populations turques et finno-ougriennes, les Bulgares de la Volga, installés à demeure depuis le VIIIe siècle.

Les Tatars reviennent en 1237, sous le commandement de Batou, l’un des petits-fils de Gengis Khan. Les Bulgares de la Volga sont balayés et la principauté russe de Vladimir-Souzdal est ravagée. Les rigueurs de l’hiver et les marais préservent Novgorod. En 1240, Kiev est détruite et une large partie de la Rus’ médiévale est soumise. Sur les confins septentrionaux et occidentaux du monde russe, Novgorod et quelques autres cités sont épargnées, la domination mongole se réduisant à une tutelle lointaine et théorique.

Une libre république, héritière de la Rus’ de Kiev

Pendant les deux siècles et demi de domination mongole, Novgorod fait tout à la fois figure de marche occidentale contre les entreprises militaires de ses voisins — Suédois, Teutoniques et Porte-Glaives, Lithuaniens et Polonais — et de fenêtre sur la Chrétienté latine médiévale. Tournés vers l’Occident, les marchands de Novgorod commercent avec leurs homologues des villes de la Baltique et de l’île de Gotland. Sur place, la cité-État comprend une colonie de marchands allemands qui bénéficient d’importants privilèges. Intermédiaire entre l’Occident et l’hinterland russe, Novgorod exporte des produits de base — bois, fourrures, cire et miel — et importe des produits textiles, des métaux, des harengs, du vin et de la bière.

Ainsi la cité-État participe-t-elle au réseau commercial à longue distance organisé par la Hanse, ce qui la met en contact avec les villes marchandes d’Allemagne et des Flandres comme avec l’Angleterre. Héritière selon Nicholas V. Riasanovsky de la culture urbaine et matérielle de Kiev, Novgorod est l’emporium le plus oriental d’une Europe du Nord et du Nord-Ouest où se développent les techniques marchandes et juridiques d’une forme de précapitalisme, à l’instar de ce qui se fait dans les villes marchandes et cité-États italiennes. Sur les rives de la mer Blanche comme au nord de la Volga et de l’Oural, de vastes territoires sont contrôlés par Novgorod.

La comparaison avec l’Occident tient sur les plans politique et institutionnel, avec les développements d’un régime mixte — une combinaison de monarchie, d’aristocratie et de démocratie —, soit une république au sens classique du terme. Le prince qui gouverne la ville et commande les armées (le possadnik) est l’élément monarchique de ce régime. Autrefois nommé à Kiev parmi les héritiers possibles, il voit ses prérogatives strictement délimitées par l’assemblée urbaine (le Vietché), qui s’arroge le droit de le nommer et le révoquer. La fonction exécutive du possadnik est comparable à celle du podestat dans les cités-État italiennes : un office salarié que contrôlent les élites locales et les institutions représentatives. Le Vietché est l’élément démocratique de Novgorod. Cette assemblée populaire est composée des chefs de famille et hommes libres de la cité. Elle investit et révoque le prince, vote les lois et les impôts, décide de la guerre et de la paix. C’est au son d’une cloche (kolokol) que l’assemblée est convoquée.

Élément aristocratique du système de gouvernement, le Conseil des notables doit compenser les défauts inhérents à la démocratie directe et limiter le jeu des factions au sein du Vietché. Ce conseil regroupe les représentants des grandes familles nobles (les boyards), les anciens magistrats et les chefs des subdivisions de la ville (« centaines » et « quartiers »). Tiré au sort parmi les candidats que le Vietché a sélectionnés, l’archevêque de Novgorod préside le Conseil des Notables, tient le rôle de puissance arbitrale et remplit des tâches diplomatiques. D’autres villes du nord-ouest de la Russie ont des institutions similaires dont Pskov, un poste avancé de Novgorod qui accède à l’indépendance en 1348.

La Moscovie absorbe Novgorod

Sur le plan intérieur, Novgorod n’échappe pas aux maux qui caractérisent la vie politique des villes marchandes et des cités-États en Occident : la prépondérance progressive d’une composante de ce régime mixte, la différenciation socioéconomique croissante et les affrontements entre le « populo grosso » d’une part, le « populo minuto » de l’autre. La logique oligarchique l’emporte, quelques grandes familles accaparant les magistratures. Cette dérive s’accompagne d’un certain assoupissement économique, la fonction marchande de la cité-État tendant à se réduire au seul rôle d’intermédiaire, sans processus d’accumulation de type capitaliste. Les travaux historiques relatifs à cette époque soulignent l’importance de la richesse foncière à Novgorod et le poids des propriétaires terriens dans la vie économique et politique de la cité-État.

Il s’avère aussi difficile de maintenir l’unité d’un très vaste territoire — sous cet aspect, le cas historique de Novgorod est bien éloigné de l’idéaltype de la cité-État —, les possessions lointaines du Grand Nord et de l’Est intérieur se trouvant sous l’emprise de forces centrifuges et de convoitises extérieures. Enfin, les clivages politiques internes ont leurs prolongements sur le plan extérieur, un « parti lithuanien » s’opposant à un « parti moscovite » dans les derniers temps de l’indépendance de Novgorod.

En fait, Novgorod n’est pas véritablement menacée à l’ouest, et la cité-État est pleinement engagée dans les luttes entre principautés et les rivalités régionales qui traversent la « Russie des apanages » (2). Elle doit affronter Tver sur son flanc sud, la principauté de Vladimir-Souzdal à l’est puis la Moscovie. La montée en puissance de cette dernière est le fait central de l’histoire de la Russie moderne, en étroite liaison avec le joug tatar puis le renversement du rapport des forces entre Moscou et la Horde d’Or. Fils du grand prince de Vladimir et prince de Novgorod, Alexandre Nevski avait décidé — après ses victoires sur les Suédois et les Porte-Glaives —, d’une coopération volontaire avec les Tatars (3). Il se montre fidèle au Khan de la Horde d’Or tout en cherchant à atténuer la répression des cités septentrionales qui refusent d’acquitter le tribut.

L’un de ses fils, Daniel, règne ensuite sur la principauté de Moscou dont les grands princes deviennent les collecteurs d’impôts du Khan. Au fil du temps, Moscou affirme sa suprématie régionale. La victoire de Dimitri Donskoï dans de la bataille de Koulikovo, en 1380, ébranle la domination tatare, une victoire sans lendemain toutefois (les Tatars brûlent Moscou en 1382). Un siècle plus tard, Ivan III, dit « le Grand », vainc définitivement la Horde (1480) et entame le « rassemblement des terres russes », au détriment des cités et principautés indépendantes. Après une série de révoltes, Novgorod est défaite en 1471. En 1478, ses institutions sont supprimées et la cloche du Vietché est emportée à Moscou pour y être fondue. Dès lors, la république de Novgorod et ses libres institutions ont vécu (4).

Le « syndrome du samovar » (5)

La période qui suit est marquée par le développement d’une hypercratie en partie héritière des méthodes de contrôle du territoire et des hommes que les Tatars avaient mis en pratique. S’élabore au fil des siècles le discours de la Derjava, une idéologie de la puissance pour la puissance, voire une statolâtrie. Pourtant, l’existence de la république de Novgorod, son inscription dans la durée et l’influence exercée invitent à relire l’histoire de la Russie autrement qu’à travers le semblant de « grand récit » prétendant sublimer une supposée préférence des Russes pour le knout. L’héritage russe est composite et il comprend aussi des traditions d’autonomie politique comparables à celles du nord et du nord-ouest de l’Europe, voire de la péninsule Italique.

Dans le devenir des formations politico-territoriales, les pesanteurs de l’Histoire et les formes culturelles ne sont certes pas à négliger et l’on sait combien il faut se défier des déformations et méfaits qu’un universalisme frelaté peut générer. Pour autant, l’aspiration à la liberté et à la reconnaissance est au fond de la nature humaine, et le souci du particulier ne doit pas faire perdre le sens de l’universel. À l’épreuve des faits, le « syndrome du samovar » — cette complaisance prétendument culturaliste à l’égard de l’autoritarisme russe —, s’est avéré contre-performant, et le machiavélisme prétendument raisonné, qui consisterait à accorder à la Russie-Eurasie une demi-victoire, aurait des effets catastrophiques.

Notes •

(1) Kiev et des principautés de la Rus’ sont parties prenantes du système européen de relations politiques et commerciales. Selon la Chronique de Nestor (XIe siècle), des tribus slaves-orientales en auraient appelé à Rurik et à ses Varègues, des navigateurs et aventuriers suédois, pour constituer une première forme d’unité politique sur le cours du Dniepr (872). Kiev est ainsi nommée « la mère des villes russes » et la Rus’ est le produit de l’acculturation de deux systèmes culturels : celui du monde nordico-celtique et celui des steppes pontiques, longtemps dominées par les Scythes. Au Xe siècle, les princes qui règnent à Kiev sont tournés vers Constantinople, métropole à la confluence de toutes les richesses de l’univers, et cette principauté entre dans les alliances que les stratèges de l’Empire romain d’Orient mettent en place afin de sécuriser les routes commerciales au nord du Pont-Euxin. En 988, Vladimir le Grand, prince de Kiev et descendant légendaire de Rurik, renonce au paganisme slave et fait le choix de l’orthodoxie byzantine ; il épouse une princesse porphyrogénète. La Rus’ de Kiev participe de la Chrétienté et entretient des relations actives avec l’Occident. En 1049, Iaroslav le Sage marie l’une de ses filles, Anne de Kiev, à Henri Ier, roi de France. Le choc mongol et la longue domination des Tatars de la Horde d’Or (1240-1480) mettent fin à ces relations avec l’Occident. Novgorod prend le relais et traite sur un pied d’égalité avec les puissances sises à l’ouest de ses frontières.

(2) L’expression « Russie des apanages » désigne la période historique entre la destruction de Kiev (1240) et le « rassemblement des terres russes » à l’intérieur de la principauté de Moscovie, sous la direction d’Ivan III, dit Le Grand (1462-1505). La disparition de l’État kiévien provoque un déplacement du centre de gravité du monde russe vers le nord et le nord-est. Les luttes entre cités et principautés, que les Tatars manipulent et arbitrent, dominent la période, sans toutefois faire disparaître les liens d’unité sur les plans matériel et culturel. Les apanages sont des territoires séparés attribués à chacun des héritiers des grands princes, le droit privé l’emportant sur le droit public. Par ailleurs, les Slaves orientaux commencent à se différencier selon des lignes de partage qui annoncent les distinctions ultérieures entre Russes, Biélorusses et Ukrainiens.

(3) Alexandre Nevski se rend à Saraï, la capitale de la Horde d’Or située dans le bassin inférieur de la Volga, pour y recevoir le yarlik en qualité de grand prince de Kiev ; le yarlik était l’autorisation accordée par le Khan de la Horde d’Or qui permettait de régner et collecter le tribut.

(4) Bien plus tard, Alexandre Herzen (1812-1870), penseur et révolutionnaire russe, publie à Londres la revue Kolokol (La Cloche), avec la collaboration de Nikolaï Ogarev (1857-1865). Cette publication eut une grande influence sur le mouvement des idées en Russie. Il est à noter que Herzen, après une période de bannissement à l’intérieur de la Russie (à Perm et dans le Tatarstan) et un séjour à Saint-Pétersbourg, vécut à Novgorod avec femme et enfants. En 1847, il s’exile en Occident et vécut entre Paris, Londres, Genève et Nice.

(5) L’expression « syndrome du samovar » est inspirée par les réflexions d’Alain Besançon sur la complaisance à l’égard du régime russe et de ses menaces régulières à l’encontre de ses voisins occidentaux : « C’est comme un vieux travers de la Russie, presque un élément du folklore, comme le samovar. C’est leur habitude et nous nous y habituons. » Voir Alain Besançon, « À l’Est, rien de nouveau », Le Figaro, 19 août 2008.