La tech européenne manquera-t-elle d’électricité ?

Cyrille Dalmont, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

23 janvier 2023 • Opinion •


Cyrille Dalmont analyse les raisons pour lesquelles l’Europe n’investit pas assez dans la production d’énergie et les conséquences dévastatrices pour les entreprises de la tech, très gourmandes en watts et déjà extrêmement faibles par rapport à leurs concurrentes américaines ou chinoises.


En dépit de ses récents revers conjoncturels, le secteur du numérique parvient à placer 20 de ses géants dans le top 100 des capitalisations boursières mondiales. Aucun autre secteur ne compte autant d’entreprises dans ce classement. Il faut dire que l’activité est en pleine croissance. « L’économie numérique pèse actuellement 15,5 % du PIB mondial et a augmenté deux fois et demie plus vite que le PIB mondial au cours des 15 dernières années », expliquait récemment la Banque mondiale.

Hélas, dans cette locomotive de la croissance mondiale, aucune entreprise européenne ne fait partie du top 20 mondial des entreprises de la tech. Cet effacement européen s’observe dans tous les secteurs du numérique : matériel, logiciel, systèmes d’exploitation, antennes relais, satellites, câbles sous-marins (hors pose de câble), smartphones, objets connectés (IOT), cloud et data centers.

L’un des effets insuffisamment soulignés de la crise énergétique européenne va être l’accélération de ce déclassement puisque, par essence, le secteur du numérique est extrêmement énergivore et que sa croissance est liée au volume d’énergie disponible. Les chiffres donnent la mesure de l’enjeu. La part du numérique dans la consommation électrique mondiale, qui représente déjà entre 10% et 15%, double tous les quatre ans. La consommation électrique liée au numérique pourrait même atteindre en 2030 l’équivalent de la consommation mondiale totale de 2008 tous secteurs confondus, selon l’universitaire allemand Gerhard Fettweis. En 2019, les chercheuses françaises Fanny Lopez et Cécile Diguet anticipaient une augmentation de la consommation électrique des seuls datas centers de 2% en 2013 à 13% de la consommation électrique mondiale en 2030.

Mais ce n’est pas tout. A cette augmentation de la consommation de l’énergie liée à la transition numérique, il faut ajouter la réalité démographique. La population mondiale est passée de 3 milliards en 1960 à 7,7 milliards en 2019, soit une multiplication par 2,5. Sur la même période, la consommation d’électricité à l’échelle mondiale est passée de 1 200 KWH par habitant à 3 128 KWH, soit une multiplication par 2,6. Les prévisions de croissance démographique sont de 9,7 milliards d’habitants en 2050 et de 11 milliards vers 2100. Il est donc évident que la consommation d’électricité dans son ensemble va augmenter dans les années à venir, et non décroître.

La question centrale qui devrait nous préoccuper en Europe, et préoccuper au premier chef la Commission européenne, est donc celle de l’anticipation de l’augmentation certaine de la demande d’électricité, augmentation nécessaire au bon fonctionnement de nos économies et de leur croissance dans les années à venir. Une augmentation de la demande qui doit conduire mécaniquement à celle de la production. Hélas, ce n’est pas ce qu’on observe. L’appareil européen s’est installé dans une doctrine et un cadre d’action de gestion et de planification de la pénurie plutôt que de création des conditions futures de la croissance, comme si l’Union européenne choisissait et organisait la récession programmée des économies du continent.

Car, contrairement à ce qu’affirme Emmanuel Macron, la pénurie énergétique européenne est moins la conséquence de la guerre en Ukraine (qui a certes servie de révélateur) que des orientations prises de longue date par les institutions européennes. La décroissance de la production énergétique en Europe est davantage le fruit d’un choix politique que d’une contrainte extérieure. Connu sous l’appellation avantageuse de « transition énergétique », ce choix vise depuis des années à remplacer les énergies fossiles et nucléaires par les énergies dites « renouvelables », intermittentes et à faible volume de production : ce qui concrètement s’est traduit par la fermeture des centrales à charbon et à gaz (que nous devons désormais réouvrir en urgence), la destruction programmée pan par pan du secteur nucléaire et la stagnation, voire la baisse, de la production électrique globale en Europe.

Qu’on en juge. Ce choix, pris sous l’influence d’un discours écologiste idéologue qui n’a cessé de gagner en audience depuis trente ans, est à l’origine des Plans Énergie-Climat de l’Union européenne à horizon 2020 et 2030 qui sont eux-mêmes l’aboutissement des engagements pris lors du Conseil européen d’octobre 2014. A l’époque, les Vingt-Huit s’étaient collectivement engagés à diminuer la consommation d’énergie primaire de 27% par rapport aux projections d’augmentations des besoins en énergie d’ici 2030.

En 2018, l’UE dotée d’un objectif contraignant de 32% d’énergies renouvelables dans la consommation énergétique finale d’ici 2030. Puis avec le « Pacte vert » d’Ursula von der Leyen, la Commission a présenté en juillet 2021 une révision de la directive sur les énergies renouvelables, fixant à 40% l’objectif d’énergies propres dans le mix énergétique de l’UE d’ici 2030. En mai 2022, elle a souhaitée aller plus loin en proposant d’atteindre les 45%. Le 18 mai 2022, la Commission a proposé son plan « REPowerEU » qui a abouti à un accord provisoire le 14 décembre dernier et prévoit une nouvelle fois « d’encourager la réduction de la demande énergétique » de 10%.

Dans cette foulée, le gouvernement d’Emmanuel Macron a décidé d’ériger en principe la gestion de la pénurie d’énergie, au lieu de chercher des solutions pour augmenter notre production, en présentant le 6 octobre 2022 un plan de sobriété énergétique qui prévoit une réduction de 40% de la consommation d’énergie d’ici 2050. Cette décision couronne plusieurs décennies d’incompétence et de choix funestes et donne raison à Yves Bréchet, ancien Haut-commissaire à l’Énergie atomique et membre de l’Académie des sciences, qui jugeait en novembre dernier à l’Assemblée Nationale que « la politique énergétique de la France a été décidée par un canard sans tête »

Alors que la croissance mondiale et la prospérité économique reposent depuis la fin de la deuxième Guerre mondiale sur l’augmentation de la production énergétique et le développement technologique, le projet que propose l’Union européenne aux peuples européens et que relaye Emmanuel Macron en France est donc celui de la décroissance et de la gestion de la pénurie parées des noms, attrayants aux oreilles de certains, de « sobriété » et de « planification écologique ».

Il est pourtant notable que les zones économiques les plus dynamiques de la planète sont celles qui investissent le plus dans le développement de leur outil de production énergétique. Si les États-Unis (370 milliards de dollars d’investissements dans les énergies renouvelables), la Chine (capacité de production d’énergie éolienne et solaire multipliée par dix en dix ans) et l’Inde (197 milliards de dollars de projets en cours) ont investis des sommes colossales pour augmenter leurs outils de productions électriques dits « renouvelables » (éoliens, solaires et hydroélectrique), ce n’est pas tant dans un but de réduction de l’utilisation des énergies fossiles ou du nucléaire, comme cela se pratique malheureusement en Europe, que dans celui d’accroître leur volume total d’énergie disponible et d’assurer ainsi de manière sereine leurs transitions numériques et leur croissance.

Le choix de la décroissance et de la gestion de la pénurie que fait a contrario l’Union européenne est le signe d’un aveuglement idéologique équivalent à ceux de la « fin de l’histoire » et de la « mondialisation heureuse » dont elle s’est bercée pendant quarante ans. Mais il est aussi celui d’une posture presque schizophrénique quand on pense aux déclarations tonitruantes d’Ursula Von der Leyen et de Thierry Breton qui ne cessent de promettre que le renouveau du numérique européen est pour demain…