La fin du timbre rouge marque la fin d’un monde

Cyrille Dalmont, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

2 février 2023 • Opinion •


Pour anecdotique qu’elle paraisse, cette annonce contribue à l’accroissement de la fracture de notre pays.


La Poste ne commercialise plus les timbres rouges depuis le 1er janvier 2023, désormais remplacé par la « e-lettre rouge » que l’on peut saisir directement sur internet ou sur une borne numérique à la poste. Ce choix, qui pourrait passer pour anecdotique ou légitime et rationnel compte tenu de la baisse du volume régulier de courriers largement remplacés par les envois de messages électroniques, prend une dimension politique et sociale non négligeable si on l’analyse dans un cadre beaucoup plus global.

Car le timbre rouge n’est que la dernière victime d’un mouvement d’ensemble qui résulte de deux phénomènes qui se conjuguent : la mise en concurrence des services au public sous l’influence du droit européen de la concurrence d’une part et la numérisation massive des services publics d’autre part, qui prend elle-même place dans le mouvement général de la numérisation de nos économies.

Certes, les défenseurs du dogme du droit européen de la concurrence et les partisans de la rentabilité financière comme horizon de toute entreprise collective se félicitent de cette évolution puisque l’ensemble de la structure du droit européen de la concurrence repose sur l’idée que les objectifs fondamentaux des règles de l’Union consistent à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur au profit du « consommateur », en oubliant purement et simplement le « citoyen ». Mais cette vision est dépassée : elle appartient au logiciel des années 1990, quand on croyait à la mondialisation heureuse et au triomphe du néolibéralisme. Elle est aussi irresponsable quand on observe les ravages qu’elle a provoqué depuis deux ou trois décennies dans des secteurs comme ceux de la santé et de l’énergie, aujourd’hui dévastés.

Quant à la numérisation massive des services publiques, si elle engendre des gains d’efficacité et des commodités indéniables pour les citoyens les plus connectés et les mieux formés (souvent plus aisés), elle a un goût amer pour beaucoup d’autres. Car, non seulement la numérisation d’un service public met à la charge de l’utilisateur ce que l’État finançait auparavant puisqu’il accomplira lui-même le service en consommant de son temps, de ses abonnements télécoms, de son équipement informatique et de ses consommables (ordinateur, imprimante, papier, encre) – et en lui faisant payer deux fois le même service deux fois puisque la pression fiscale ne diminue pas pour autant.

Mais elle contribue également à l’accroissement de la fracturation de notre pays, entre la France des métropoles et la France périphérique. Car ce sont évidemment les Français les plus éloignés de la numérisation que l’on va retrouver dans les territoires éloignés : la France des zones blanches (non raccordées ou mal raccordées à internet), la France des plus fragiles économiquement qui ne disposent pas forcément des compétences ni des outils informatiques nécessaires.

Bref, la France de la « e-lettre rouge » ignore et oublie la France qui souffre de ce que le ministère de l’Économie lui-même appelle l’« illectronisme », c’est-à-dire « l’état d’une personne qui ne maîtrise pas les compétences nécessaires à l’utilisation et à la création des ressources numériques ». Il évalue le nombre de Français atteints de cette nouvelle pathologie sociale à 14 millions, soit 20,5% de la population. Un Français sur cinq : anecdotique, vous dit-on…