La guerre d’Irak n’est pas le « précédent » de la guerre d’Ukraine

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

25 mars 2023 • Analyse •


Confrontés à la brutalité des faits, les propagandistes pro-russes, lorsqu’ils se veulent subtils, pratiquent l’art des fausses symétries. La commémoration du vingtième anniversaire de la deuxième guerre d’Irak, est prétexte à de nouvelles échappées libres. En gros, les Russes ne feraient que reproduire les fautes commises par les Américains lorsqu’ils entreprirent de renverser Saddam Hussein. L’exercice est vain. Pour se hasarder au jeu des comparaisons, il faut avoir le « goût des paysages », pour citer Georges Dumézil, c’est-à-dire prendre en compte l’ensemble d’une situation historique et d’une dialectique géopolitique.


L’idée centrale des propagandistes russes et de quelques idiots utiles est de rappeler qu’en 2003, l’intervention américaine en Irak se fit sans mandat de l’ONU. À la différence de la première guerre d’Irak (la « guerre du Golfe »), les États-Unis ne parvinrent pas en effet à forger un consensus international. Pour contourner le veto d’autres membres permanents du Conseil de sécurité, ils agirent en dehors de ce cadre. À cela s’ajoutèrent des mensonges quant aux programmes d’armes de destruction massive. Pourtant, il faut y regarder de plus près.

Impossible d’ignorer le « pedigree » de Saddam Hussein et de son régime meurtrier, les purges et la liquidation des opposants, l’emploi d’armes chimiques contre les Kurdes ou encore les fosses communes mises au jour après le renversement du régime. À la terreur de masse s’ajoutent la volonté du nouveau Nabuchodonosor de détruire Israël et les guerres extérieures, dont l’invasion du Koweït (août 1990). Celle-ci mena à une première guerre d’Irak (1991). La défaite qui s’ensuivit et l’imposition de mesures de désarmement permirent de révéler un programme d’armes de destruction massive plus avancé que ce qui avait été annoncé par les experts de ces questions.

Un régime irakien meurtrier

La décision prise à Washington d’intervenir une deuxième fois en Mésopotamie ne saurait donc être entendue sans prendre en compte ce qui précède, d’autant plus que la politique de « dual containment », à l’encontre de la dyade géopolitique Irak/Iran, s’effritait : la Russie et la Chine populaire contournaient l’embargo et détournaient de ses finalités humanitaires le dispositif « pétrole contre nourriture ». Aussi et surtout, les attentats terroristes du 11 septembre 2001 furent décisifs. Un mélange d’effroi et d’hubris conduisit à la doctrine d’une guerre préventive contre l’Irak, afin de contrecarrer toute velléité de revanche et d’instrumentalisation de l’islamisme contre l’Occident.

Indubitablement, ce fut une erreur stratégique aux lourdes conséquences géopolitiques. Mensonge pur et simple ? Outre le « passé toujours présent » du régime baasiste, qui obsédait les décideurs américains de l’époque, il importe de rappeler que Saddam Hussein avait précédemment renvoyé les représentants de l’ONU en charge du désarmement ainsi que ceux de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique). Le « raïs » irakien fit tout pour que le monde extérieur croie à l’existence d’armes de destruction massive et, de fait, les diplomates et les experts des grandes puissances se trouvaient dans l’inconnu. Le débat portait alors sur le délai qu’il fallait ou non concéder à Bagdad ainsi que les modalités d’action. Là où la France et d’autres puissances demandaient un nouveau vote du Conseil de sécurité pour passer à la guerre, les Américains considéraient que les dix-sept précédentes résolutions constituaient une base juridique suffisante pour passer à l’action armée (après l’intervention de 2003, une résolution régularisa la situation).

Sur la volonté d’en finir avec Saddam Hussein s’est greffée l’intention de faire de l’Irak post-baasiste le point de départ d’une démocratisation du Moyen-Orient. Illusion néo-conservatrice ? Au vrai, il s’agissait surtout de mettre en place un « gouvernement décent » fondé sur un équilibre entre les différentes communautés ethniques et religieuses, communautés dont la force et l’emprise sur leurs membres respectifs fut sous-évaluée. Sur ce point, le « néo-conservatisme », dont il ne faut pas surestimer le poids dans le processus politique de l’époque, pécha par excès de modernisme.

Quoi de commun avec les agissements de la Russie en Ukraine, et ce après la saisie manu militari de la Crimée, en février 2014, puis le déclenchement d’une guerre hybride au Donbass, aujourd’hui transformée en une grande guerre ouverte contre cette même Ukraine ? (l’« opération spéciale » se double d’une guerre indirecte contre l’Occident). Rien, sinon le fait que ces deux guerres ne furent pas décidées dans le cadre du Conseil de sécurité et ce, afin de contourner la possibilité pour les autres membres permanents d’apposer leur veto. Comme si cette dernière possibilité constituait l’alpha et l’oméga du droit. Sous cet angle, intervenir militairement pour chasser un tyran ou intervenir militairement pour « effacer » une nation et conquérir des territoires seraient équipollents.

L’Ukraine, nation martyre

Hormis la mise sur la touche du Conseil de sécurité dans l’un et l’autre cas, la guerre d’Ukraine et celle d’Irak diffèrent totalement. À la différence de l’Irak de Saddam Hussein, l’Ukraine n’est pas un État en proie à un régime meurtrier, plusieurs fois condamné par ce qu’on nomme la « communauté internationale ». Si l’on trouve en Ukraine de nombreuses fosses communes, c’est à mettre au passif des totalitarismes rouge et brun, ces deux « jumeaux hétérozygotes » (Alain Besançon) qui finirent par s’affronter dans la steppe ukrainienne, après avoir pactisé (voir le pacte germano-soviétique du 23 août 1939).

Avant cela, la nation ukrainienne fut la victime d’un « génocide-famine », l’Holodomor, un fait malheureusement trop souvent ignoré, en France plus encore que dans les autres nations occidentales (à quand la reconnaissance officielle de ce génocide ?). L’histoire de ces « terres de sang » (Timothy Snyder) constitue la toile de fond de la guerre que Moscou y mène aujourd’hui, selon une logique génocidaire : une guerre à but absolu qui vise l’éradication de l’Ukraine en tant qu’État et nation.

Il faut aussi s’interroger sur l’idée d’un « précédent », comme si tout commençait en Irak, en 2003, ou en Afghanistan, au milieu des années 1980, lorsque les États-Unis et plusieurs nations occidentales livrèrent des armes aux Moudjahidines. Selon cette grille de lecture, les États-Unis sont érigés en cause première des déchirements du Moyen-Orient et, cerise sur le gâteau, des interventions militaires russes dans l’espace post-soviétique, considéré par les siloviki comme un « étranger proche » inévitablement voué à un nouvel accord de Yalta.

Pourtant, le « désordre post-ottoman » au Moyen-Orient est par définition antérieur au rôle des États-Unis dans la région. C’est après l’expédition de Suez (1956) et l’effacement anglo-français que les Américains furent conduits à y renforcer leur présence diplomatique et leur poids militaire. Leur grande stratégie moyen-orientale consistait à maintenir un équilibre entre la protection d’Israël et celle des monarchies sunnites du golfe Arabo-Persique, plus encore après l’effondrement de l’Iran des Pahlévis. Ce fut le choc du 11 septembre 2001 qui mena les États-Unis à développer au Moyen-Orient une diplomatie dite « transformationnelle ».

En opposition à l’Occident, Moscou promut et soutint des formes de « communisme national », de panarabisme et d’islamo-nationalisme qui auront profondément déstabilisé cette région. Quant au sort de l’Afghanistan, ce fut le renversement de la monarchie (1973), l’organisation par les Soviétiques d’un coup d’État (1978) puis l’invasion de ce pays l’année suivante qui générèrent une vague islamiste destinée à balayer de part en part le Grand Moyen-Orient, de la Méditerranée à la Haute-Asie. Juste retour des choses, l’échec soviétique en Afghanistan et ses conséquences furent pour beaucoup dans l’effondrement du système communiste et la dislocation de l’URSS.

La Russie comme puissance révisionniste

Il faudrait aussi étudier de manière précise comment le soutien de la Russie post-soviétique au régime de Saddam Hussein, avec l’espoir de revenir dans la place, la subversion du dispositif « pétrole contre nourriture », le refus de travailler à une solution de rechange et l’obstruction au sein du Conseil de sécurité contribuèrent à l’impasse en Irak. Si l’on ne saurait imputer à Poutine les erreurs commises par l’Administration Bush fils, il reste que le président russe sut instrumentaliser la crise irakienne de 2002 pour faire avancer son programme révisionniste. Et son allié syrien ne fut pas pour rien dans le développement des réseaux islamo-terroristes qui se développèrent dans l’Irak post-Saddam.

En Europe et dans son hinterland eurasiatique, la thématique de l’« axe Paris-Berlin-Moscou » développée au moment de la crise irakienne, non sans complaisances françaises, fut la couverture d’une forme de « réunionisme », ce qui nous ramène à la guerre d’Ukraine. Celle-ci est l’aboutissement guerrier et mortifère d’une entreprise de satellisation des États post-soviétiques et de reconstitution d’un bloc géopolitique néo-soviétique : schématiquement, l’URSS sans le communisme, avec l’idéologie néo-eurasiste pour ciment.

Précédée par une deuxième guerre de Tchétchénie aux origines suspectes, sur fond de reprise en main de la Russie (la « verticale du pouvoir »), puis par une guerre contre la Géorgie (2008), rapidement suivie d’un « reset » occidental, la guerre d’Ukraine commença dès 2014 — bien avant si l’on tient compte du noyautage de l’État ukrainien, des embargos énergétiques de la décennie 2002, de la « guerre commerciale » déclenchée à l’été 2013.

Après le rattachement de la Crimée et le début des opérations au Donbass, les Occidentaux ne désespérèrent pas de trouver un compromis avec la Russie, ce dont témoigne le désastreux accord de Minsk (février 2015). Ainsi le maître du Kremlin eut-il le loisir d’intervenir en Syrie, en bonne intelligence avec l’Iran chiite, une alliance longtemps niée en Occident, ce qui eut de redoutables effets au Moyen-Orient, dans l’espace méditerranéen et en Europe. Il put aussi pousser les feux en Afrique, avec les conséquences que l’on sait pour les positions françaises dans son ancien « pré carré ».

Tout cela se fit sans réels coûts et contrecoups pour la Russie, sous Donald Trump comme à l’époque de Barack Obama. Ce dernier avait singulièrement négligé le pouvoir de nuisance de la Russie, qualifiée de « puissance régionale », pour rassurer les alliés européens et mieux se disculper. En juin 2021 encore, lors d’un sommet bilatéral, Joe Biden cherchait une entente minimale avec le président russe, vu comme un « pragmatique » qui saurait ne pas aller trop loin et se contenterait des gains géopolitiques précédemment enregistrés (Genève, 16 juin 2021). Ce fut vain.

En guise de conclusion

Décidément, il faut avoir l’œil torve pour voir dans la deuxième guerre d’Irak l’origine historique du « réunionisme » poutinien. Quant à la thèse selon laquelle la guerre d’Ukraine serait un « piège américain », voulu et planifié pour affaiblir la Russie, elle laisse songeur. En vérité, les tenants de cette fantasmagorie affirmaient précédemment que Poutine, « grand stratège » devant l’Éternel, n’attaquerait pas l’Ukraine, puis que la victoire russe était inéluctable. Adeptes du culte de la grandeur (« De Gaulle ! De Gaulle ! De Gaulle ! »), ils recommandaient aux gouvernements européens de ne rien faire.

Désormais, les thuriféraires de Poutine en sont réduits à louer les mérites de Xi Jinping et de son prétendu plan de paix. En somme, la quête d’un « homme fort » qui leur confèrerait un supplément d’être factice. Peut-être faut-il voir dans cette errance le lointain effet du bonapartisme et du mythe du sauveur, si importants dans la culture politique française (voir l’œuvre de Raoul Girardet). À l’évidence, cette « culture », au sens d’habitus, n’est guère propice au « goût des paysages », à l’intelligence des situations et à l’audace prospective.