L’Otan est sortie de son état de mort cérébrale mais à quoi ressemblerait une résurrection vraiment à la hauteur des enjeux ?

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

11 juillet 2023 • Entretien •


Au cœur du menu des chefs d’Etat et de gouvernement rassemblés en Lituanie, la question de l’intensification du soutien à l’Ukraine ou celle des crispations sur l’adhésion de la Suède mais surtout en filigrane, celle de l’avenir de l’Occident. Analyse de Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More, auteur de Le monde vu d’Istanbul. Géopolitique de la Turquie et du monde altaïque (PUF, 2023).


Alors que certains voyaient l’Otan en état de mort cérébrale, la guerre en Ukraine semble avoir contribué à être l’électrochoc pour la relancer. Pour autant l’OTAN est-elle vraiment armée pour les enjeux actuels et futurs qui se dressent sur sa route ?

En dépit d’interrogations et de difficultés inhérentes à la vie (le monde est une « branloire pérenne » selon Montaigne), le diagnostic macronien d’une « mort cérébrale » de l’OTAN n’était pas le bon. Il s’agissait d’une affirmation malheureuse, liée aux rivalités franco-turques dans une zone non-couverte par l’OTAN. Une manière aussi de légitimer son projet européen en dénigrant une alliance dont la France est pourtant l’un des principaux membres fondateurs (1949). Quant à la Russie, depuis le Concept stratégique de Lisbonne, adopté en 2010, les Alliés avaient commencé à recentrer l’OTAN sur sa mission originelle de défense collective (l’article 5). La première invasion russe de l’Ukraine, en février et mars 2014, accéléra ensuite le tempo, avec l’adoption de mesures de « réassurances » (sommet de Newport/Pays de Galles, 4-5 septembre 2014). A Madrid, en juin 2022, la Russie fut désignée comme « menace principale ». Enfin, une remarque non négligeable : l’OTAN en tant que telle n’est pas « armée », les moyens militaires appartenant aux Etats membres de cette alliance. Les éventuelles faiblesses militaires de l’OTAN sont donc celles de ses membres.

De fait, le désarmement unilatéral des alliés européens dans l’après-Guerre froide (les sinistres « dividendes de la paix ») a encore des effets, sans parler de la suppression quais-générale du service militaire. Ne nions pas cependant les efforts accomplis depuis 2014 : un nombre croissant d’alliés européens consacre désormais 2 % du PIB à la chose militaire. Mais il importe de comprendre que la guerre d’Ukraine, ainsi que les défis et les menaces sur l’Europe liés à l’agression russe, s’inscrivent dans la durée. Les fameux 2 % devraient être un plancher, non pas un plafond. Encore faut-il que l’industrie d’armement suive, ce que nous rappellent les délais inconvenants dans la livraison de munitions à l’Ukraine. Plutôt que de parler improprement d’« économie de guerre », remettons sur pied une industrie d’armement soutenue par de solides budgets militaires. La base économique suivra-t-elle ? Peut-être faudrait-il considérer les dépenses militaires comme une forme de keynésianisme, plus porteuse que la relance par la consommation des ménages et l’emprunt sur les marchés internationaux. L’industrie d’armement requiert de la haute technologie et des savoir-faire de pointe qui, pour des raisons stratégiques, ne peuvent être délocalisés. Ce sont des technologies de souveraineté qui assurent un avantage comparatif à l’Occident.

A quoi ressemblerait une revitalisation vraiment à la hauteur des enjeux ? Que doit et peut faire l’OTAN pour véritablement réussir à s’armer, idéologiquement comme capacitairement, pour les défis du XXIe siècle ?

Il faut réarmer, tout simplement. Sur le plan matériel et capacitaire, bien entendu, mais aussi sur les plans intellectuel et moral. Non pas développer une quelconque « idéologie » (nécessairement mensongère), mais au contraire se défaire des « idéologies douces » qui faussent notre rapport au monde. Sans parler des « idéologies dures » qui incriminent sans cesse l’Occident, présenté comme le péché du monde : le péché est une blessure ontologique qui affecte l’homme en général, non pas les seuls Occidentaux. Et l’histoire des empires commence à Sumer et Akkad, trois millénaires avant la naissance du Christ !  Cette thérapie de la lumière ne relève pas de l’OTAN à laquelle on ne saurait demander plus qu’elle ne peut donner. C’est une exigence intellectuelle, philosophique, théologique et métaphysique qui requiert d’autres instances et lieux de travail (des fondations et des sociétés de pensée si l’université faisait défaut). Mais ce serait là un autre sujet.

« Renforcer la position Ukrainienne » et ses relations avec l’OTAN, améliorer le pouvoir de dissuasion militaire conventionnel et nucléaire de l’OTAN, « prendre des mesures concrètes pour faire face au défi systémique posé par la Chine », etc. L’Atlantic Council a fait ses recommandations pour un sommet de Vilnius réussi. Ces objectifs vous apparaissent-ils comme les points essentiels d’un renforcement, à court terme, de l’OTAN ?

Renforcer la position ukrainienne, i.e. établir dans la durée l’aide militaire, logistique et économique apportée à l’Ukraine, est l’objectif minimal. De fait, l’agression russe a transformé l’Ukraine en un Etat-tampon, situé sur le limes, qui absorbe le choc militaire et nous préserve du pire. Si l’Ukraine s’effondrait, la Pologne, les Etats baltes et, d’une manière générale, les pays de l’axe Baltique-mer Noire seraient alors en première ligne. Le feu russe serait porté au cœur de l’Europe. Au-delà du soutien multiforme qui doit être apporté à l’Ukraine, il importe d’ouvrir la voie à l’adhésion de ce pays à l’OTAN : une voie balisée, avec des indications temporelles. Le seul rappel de la politique de la « porte ouverte » ne serait pas à la hauteur des enjeux et des menaces. Et le « modèle américano-israélien », celui d’une alliance reposant sur l’aide militaire plutôt qu’une clause de défense mutuelle, se heurte à une limite fondamentale : Israël est une puissance nucléaire, en situation de supériorité militaire au Moyen-Orient (prenons garde cependant à la nucléarisation rampante de l’Iran et à ses effets militaires). Bref, il faudra aller plus loin que la « consolidation » de l’aide multiforme à l’Ukraine : en faire un Etat membre de l’OTAN qui sera un « pourvoyeur » de sécurité (l’armée ukrainienne a désormais une expérience militaire sans guère d’équivalent en Europe).

Enfin, les défis et menaces liés aux ambitions de la Chine populaire, désormais prises en compte par le Concept stratégique de Madrid (29 juin 2022), appellent des réponses robustes. D’autant plus que la Chine vient à nous, via sa présence et sa politique en Europe et dans les mers épicontinentales, au Moyen-Orient et dans la « plus grande Méditerranée », ou encore dans l’espace exo-atmosphérique et le cyberespace. Le partenariat de l’OTAN avec les nations amies d’Asie-Pacifique devrait être rehaussé. Cela dit, tout ne se joue pas dans l’OTAN, par vocation plus centrée sur la zone euro-atlantique : l’AUKUS ou encore le Quad Indo-Pacifique constituent des formats plus adaptés. La France pourrait d’ailleurs rejoindre le « Quad + ». En cas de menace ou de coup dur sur les territoires français de l’Indo-Pacifique, c’est bien sur les Américains qu’il faudra compter ainsi que leurs alliés locaux, dont l’Australie et le Japon. L’Australie est un Occident des antipodes.  Quitte à paraître naïf et sentimental, rappelons enfin le grand nombre de tombes de soldats australiens, et d’autres nations du Commonwealth, en Picardie et dans le Nord de la France. La terre et les morts … Cela crée des liens ! S’en souvient-on ?

L’avocat Eugène Czolij estime que la faiblesse de l’OTAN face à la Russie, notamment en 2008, est l’une des erreurs à ne pas reproduire et une leçon à apprendre pour l’avenir. Partagez-vous ce constat ?

Oui, ce fut une erreur stratégique grosse de conséquences géopolitiques. La politique d’apaisement de la France et de l’Allemagne a échoué, dès après le sommet de Bucarest (voir l’invasion de la Géorgie, en août 2008). Malheureusement, une politique de la main tendue (le « reset ») est venue récompenser l’agression russe, et ce dès le début de l’année suivante, tant par les Etats-Unis que l’Union européenne (voir son « partenariat pour la modernisation » avec la Russie). Par la suite, aux débuts du Printemps arabe, la Russie s’est engagée auprès du régime de Bachar Al-Assad, jusqu’à intervenir directement dans la guerre en 2015, et elle a noué une alliance avec l’Iran chiite-islamique, alliance longtemps objet de déni. Dans l’intervalle, en 2014, ce fut la première invasion de l’Ukraine (la Crimée et le tiers du Donbass). La seule observation des faits devrait nous dispenser d’un long discours : la politique russe de l’Occident a fait faillite.

Aujourd’hui, la tâche est bien plus malaisée qu’en 2008. Il nous faut refouler hors d’Ukraine la Russie, non plus simplement la contenir à l’intérieur de ses frontières. Il est désormais évident que les conflits dits « gelés » sont en fait de guerres suspendues, c’est à dire des guerres reportées, ce qui devrait nous détourner de toute nouvelle politique d’apaisement en Ukraine, du type : « la paix contre les territoires ». Ne doutons pas cependant que de nombreuses mains se tendraient vers un éventuel « pérestroïkiste », i.e. un hypothétique successeur de Poutine instrumentalisé par des siloviki recherchant une pause tactique avec l’Occident, afin de se refaire une santé. Certains des pro-Russes d’hier, grands admirateurs d’un Poutine prétendument « maître de la grammaire stratégique », se déguisent aujourd’hui en amis de la paix et partisans de la modération. Ils se rueraient.

Par ailleurs, au fil des atermoiements et compromissions de l’Occident, une alliance sino-russe a pris forme, ce qui pourrait changer durablement le rapport global des forces. Cette alliance s’inscrit dans le prolongement de la diplomatie Primakov des années 1990. La pression occidentale sur Pékin vise à dissocier dans le temps les deux fléaux mais elle ne suffira peut-être pas à renforcer des convergences sino-russes portées par des facteurs profonds. Au demeurant, la position de bien des pays du « Sud global », en Afrique par exemple, s’explique peut-être plus par l’ombre portée de la Chine populaire que par russophilie.

Bref, le fantôme de Bucarest plane sur Vilnius. Ne réitérons par les erreurs commises quinze ans plutôt. Il ne s’agit certes pas de faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN au beau milieu d’une guerre mais, au-delà de l’aide matérielle et militaire, de lui ouvrir une voie balisée. La Russie a détruit l’architecture de sécurité paneuropéenne et l’OTAN est la seule instance adéquate pour apporter des garanties de sécurité à l’Ukraine. Et ce dès que le conflit s’apaisera, sans attendre une paix en bonne et due forme. Aurait-il donc fallu attendre la chute du mur de Berlin et la réunification de l’Allemagne pour ouvrir à Bonn les portes de l’OTAN ? Alors réduite à son assise occidentale, la RFA intégra l’OTAN dès 1955. Ce précédent historique devrait inspirer les Alliés, quand bien même l’analogie historique a ses limites. .

Alors que le monde semble s’acheminer de plus en plus vers une situation « post-occidentale ». Sans une OTAN renforcée, quel est l’avenir de l’Occident ?

L’OTAN est l’axe stratégique de l’Occident : cette alliance a donné une forme géopolitique au monde occidental, longtemps engagé dans des luttes internes pour l’hégémonie universelle (voir la succession des « suprématies »). D’une certaine manière, les Etats-Unis sont les héritiers des pouvoirs historiques de l’Occident. A l’intérieur de l’OTAN et à l’échelle du monde occidental, ils assument le rôle de « stabilisateur hégémonique ». On le voit encore dans le présent contexte de guerre en Ukraine. En leur absence de réaction, les pays européens, dans ou hors le cadre de l’Union européenne, auraient-ils pu maintenir leur unité et faire front ? Il existe un certain nombre de raisons d’en douter. Et si une Grande Eurasie sino-russe prenait forme, les Etats-Unis se repliant sur l’hémisphère occidental, l’Europe deviendrait un « petit cap de l’Asie » (l’expression est employée par Nietzsche, avant Paul Valéry). D’une certaine manière, c’est ce que fut l’Occident médiéval, jusqu’au désenclavement des croisades, puis les Grandes Découvertes.

Parallèlement, les Etats-Unis qui, sur le plan historique, constituent une « Europe d’outre-mer » (ou encore un nouvel Occident), verraient leur régime de puissance gravement affaibli. Désormais, la Chine populaire en est à débaucher un certain nombre de pays en Amérique centrale et dans l’ensemble du monde latino-américain : les temps de la doctrine Monroe (la « déclaration Monroe » en fait) semblent bien éloignés, et l’isolationnisme se révèlerait mortifère. En somme, l’ancien et le nouvel Occident ont partie liée. Ce qui est en jeu, c’est le « partage du fardeau » entre les Etats-Unis et leurs alliés européens, de l’Ukraine au détroit de Taïwan, en passant par le Moyen-Orient, avec des articulations souples entre l’OTAN, l’Union européenne, l’AUKUS et le Quad +.

Enfin, il faudrait questionner l’expression de « monde post-occidental » qui n’a rien d’évident : le monde a-t-il jamais été occidental ? Si tel fut le cas, quand donc ? A la Belle Epoque ? Au moment de l’expédition internationale contre les Boxers, en 1900 ? L’Occident était alors divisé contre lui-même, et les grandes masses étaient du côté de l’Asie (en revanche, le dynamisme et la puissance étaient du côté des nations occidentales). Un « monde occidental » lors de la Guerre froide et de la bipolarité Est-Ouest ? Si l’Occident sort vainqueur de cette « guerre de Cinquante Ans » (une « victoire froide » plus qu’un triomphe), il n’y eut pas de « monde unipolaire » américano-occidental. Tout au plus, ce fut un « moment unipolaire ». Bien des observateurs et des experts aux Etats-Unis en étaient conscients. D’une certaine manière, la volonté américaine de « formater » le monde, après le 11 septembre 2001, procédait de cette inquiétude : il fallait faire vite avant que la Chine ne soit trop puissante. D’autre part, l’expression de « monde post-occidental » n’est-elle pas une invitation à se résigner ? A normaliser et légitimer par avance le renoncement à la puissance ?  « Notre heure est passée, passons à autre chose », murmurent les amis du déclin. Avec l’idée sous-jacente que rien d’essentiel ne serait en jeu dans l’effacement de l’Occident (une retraite paisible ?).

Enfin, la dialectique Orient/Occident semble faire partie du « jeu du monde » (voir Ernst Jünger et Le nœud gordien). Concrètement, une nouvelle bipolarité Est-Ouest s’impose progressivement : l’Occident face à la Chine populaire, superpuissance autour de laquelle un géosystème eurasiatique se structure (l’Organisation de coopération de Shanghaï). Sur ce point, le discours de la multipolarité nous aveugle. Dans ce contexte géopolitique, la Russie renoue avec l’Asie (la « Russie-Eurasie »). Après tout, le « siècle d’argent » de la culture russe n’était-il pas asiatique ? Qu’on relise donc Dostoïevski et les « doctrinaire orientaux » de la slavophilie. Vu de Moscou et de Pékin, le monde basculerait vers l’Orient. Face à cette Grande Eurasie, il importe de vouloir ouvrir un nouveau siècle occidental.


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