Décrire le réel · Vers une concurrence féroce entre le pouvoir et les réseaux sociaux

Cyrille Dalmont, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

4 octobre 2023 • Opinion •


Le projet de loi visant à sécuriser l’espace numérique est examiné en ce moment par l’Assemblée nationale. Cyrille Dalmont dénonce la tentation du pouvoir politique de s’arroger le droit et les moyens de description du réel.


Le projet de loi visant à sécuriser l’espace numérique, examiné en ce moment par l’Assemblée nationale, n’en finit plus de susciter des polémiques. D’abord relayées par les associations de défense des libertés publiques puis les médias spécialisés, elles ne trouvent encore que peu d’échos parmi les médias traditionnels et dans le grand public.

Pourtant, si ce projet de loi, adopté en première lecture au Sénat en juillet dernier, traite de sujets très divers et faisant largement consensus (de la protection des mineurs en ligne à l’analyse de l’évolution des marchés numériques), certaines de ses dispositions soulèvent de sérieuses questions démocratiques et philosophiques.

Le projet de loi Espace numérique comme révélateur

D’abord, ce texte renoue avec l’esprit de la fameuse loi Avia qui visait « à lutter contre les propos haineux sur Internet » et que le Conseil Constitutionnel censura heureusement presque intégralement en 2020. En effet, l’article 5 du projet de loi Espace numérique prévoit une nouvelle peine complémentaire à vocation générale permettant l’interdiction de réseaux sociaux d’une personne condamnée (y compris si ces services n’ont pas constitué le moyen unique ou principal de la commission du délit) pour une période de six mois à un an en cas de récidive.

Le gouvernement ne se cache d’ailleurs pas de cette filiation avec la loi Avia puisque l’exposé des motifs du projet de loi (qui ne fait certes juridiquement pas partie du texte de loi) proclame explicitement que « les technologies numériques […] peuvent être entravées par des mésusages du numérique lorsque celui-ci se retrouve vecteur d’expression de la haine en ligne, de manipulation de l’information ». Ce qu’a confirmé Jean-Noël Barrot, ministre chargé du numérique, le 19 septembre dernier à l’antenne de France Inter en expliquant que le projet de loi vise bel est bien à lutter contre la « haine en ligne », notamment en raison du rôle des réseaux sociaux lors des émeutes de juin dernier.

Ensuite, parce que les députés de la majorité ont voulu aller plus loin encore dans la contrainte préalable en suggérant l’interdiction des réseaux privés virtuels (VPN) pour accéder aux réseaux sociaux ou encore l’obligation de fournir son identité sur les réseaux sociaux, leur confiant de fait un rôle qui appartient aux forces de l’ordre. Ces propositions, abandonnées dans le cours des débats, dit tout de même quelque chose d’un état d’esprit. Mais ce n’est pas encore le plus troublant.

La tentation d’accaparer la description du réel

En effet, le plus troublant reste la tentation du président de la République de confier à l’État, sinon le monopole, au moins une part de la mission de décrire le réel. Cette tentation transparaît dans diverses initiatives prises depuis six ans mais c’est lors de la cérémonie de ses vœux à la presse du 15 janvier 2020 qu’il l’a le plus clairement formulée : « Nous sommes confrontés à la lutte contre les fausses informations, les détournements sur les réseaux sociaux […]. Il nous faut donc pouvoir répondre à ce défi contemporain, définir collectivement le statut de tel ou tel document ». Il est surprenant qu’une telle déclaration ait si peu fait réagir à l’époque et depuis.

Car, qu’il s’agisse de la loi de 2018 contre la manipulation de l’information, de la tentative de création d’une plateforme de ré-information publique intitulée « Désinfox coronavirus » pendant la pandémie, de la loi Avia, des travaux de la commission pompeusement intitulée « Les Lumières à l’ère du numérique » présidée par le sociologue Gérald Bronner, toute l’action menée par l’exécutif depuis six ans visant à accroître le contrôle et la régulation de l’information et de la liberté d’expression dans l’espace numérique est contenue dans cette déclaration.

Comment comprendre et analyser cette tentation ? Il est évident pour commencer que, comme tous les gouvernements occidentaux, le gouvernement français est confronté à une forme de concurrence pour la description du réel depuis l’apparition des réseaux sociaux. Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir des déclarations du ministre de l’Intérieur sur les émeutes de juin dernier qui aurait été le fait de « beaucoup de Kévin et Mattéo » quand les réseaux sociaux montraient une réalité bien différente. Le réel auquel les Français ont eu accès direct sur leur téléphone a depuis été ratifié par un rapport conjoint de l’Inspection générale de l’administration du ministère de l’Intérieur et de l’Inspection générale de la Justice qui confirme qu’« une grande majorité des émeutiers interpellés sont des jeunes individus de nationalité française mais originaires de l’immigration (2e ou 3e génération), principalement du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne »…

Concurrence entre État et réseau sociaux

Si cette anecdote prête à sourire (jaune), elle illustre parfaitement la tentation du pouvoir politique à s’arroger le droit et les moyens de description du réel. Car décrire le réel, c’est lui donner corps et sens. En fonction de cette description, le réel prendra une forme ou une autre, ou simplement disparaîtra.

Le problème est que les réseaux sociaux entrave cette tentation en faisant concurrence à l’État à travers une désintermédiation intense et que cette concurrence ne fait que croître. Il est désormais bien documenté que les algorithmes des réseaux sociaux créés des « sphères étanches » ou des « bulles » organisées selon une logique communautaire qui éloignent leurs utilisateurs des idées qui ne leur conviennent pas, les dérangent ou remettent en cause leurs convictions (il y a urgence sur ce point à lire Infocratie. Numérique et crise de la démocratie du philosophe allemand d’origine coréenne Byung-Chul Han qui vient de paraître en français aux PUF).

Quand 41% des Français s’informent désormais d’une manière ou d’une autre via les réseaux sociaux et que ce pourcentage atteint 62% chez les moins de 25 ans, on mesure l’enjeu pour l’État. Ce problème semble d’autant plus prégnant que s’accroît la déconnexion entre peuple et élites, décrite par La révolte des élites de Christopher Lasch dès 1996. Les élites, qui ne cessent de s’éloigner des aspirations d’une population qu’elles ne comprennent plus guère, et parfois méprisent, sont de plus en plus tentées par une vision « dirigée » de la liberté d’expression.

Les réseaux sociaux miroir de nos sociétés globalisées et atomisées

Car, si les réseaux sociaux ressemblent souvent aux écuries d’Augias, ils sont aussi le miroir des aspirations sociales et politiques des populations – aspirations que certains pensaient relégués aux oubliettes de l’histoire : identité, nation, traditions, la culture française, la souveraineté, etc. Les réseaux sont également le révélateur quotidien de la faillite de l’État dans une multitude de domaines où ces populations attendent tout de lui : santé, police, justice, défense, Immigration, droit de propriété, etc.

Une question sur cet enjeu politique devenu majeur n’est jamais posée : les réseaux sociaux sont-ils la cause ou la conséquence de la société individualiste et communautariste, fragmentée et multiculturelle, pleurnicharde et brutale, qui est en train d’advenir partout en Occident ? Sont-ils le parachèvement de la vision du « village globale » communautaire et tribalisé qui domine les débats depuis trente ans et où les nouvelles idéologies à visée globale (islamisme, écologisme, wokisme, théorie du genre, etc.) s’expriment sur une micro-agora à la pensée uniforme qui ne rencontre jamais aucune contradiction et créant l’illusion d’un réel fantasmé qui d’ultra-minoritaire dans la population devient incontestable et partagé de tous ? Ou bien sont-ils le réceptacle d’utilisateurs à la recherche d’un semblant de stabilité culturelle dans une sphère protégée autour de gens qui partagent les mêmes valeurs qu’ils ne retrouvent plus dans la société qu’on leur propose ?

Les réseaux sociaux peuvent être accusés de bien de maux, assurément. Mais nous les voyons surtout comme le miroir de nos sociétés globalisées, déstructurées, atomisées, qui sont passées en quelques décennies d’une communauté de destins à une sorte de collocation de moins en moins pacifique de populations qui se tolèrent (jusqu’à quand ?) et tendent à se transformer de plus en plus en tributs rivales sur des territoires disputés. Briser le miroir permettra de cacher la réalité, pas de la changer.


Vous avez aimé cet article, faites un don pour nous aider