14 octobre 2023 • Analyse •
Taïwan vient de présenter le premier de ses sous-marins construits localement. Il est la preuve du dynamisme industriel et technologique de l’île. C’est aussi un désaveu pour Pékin qui cherche à étouffer l’indépendance de Taïwan, analyse Hugues Eudeline qui a publié la note Genèse et rôle des porte-avions dans la géopolitique de la Chine, en mai 2023.
Le 28 septembre dernier, au cours d’une cérémonie en grande pompe, Taïwan a présenté le premier de ses sous-marins construits localement. Il s’agit avant tout d’un évènement politique majeur qui met une fois de plus en évidence les remarquables capacités de recherche, de développement d’innovation et d’industrialisation de Taipei. C’est aussi un exemple de coordination efficace des soutiens apportés par plusieurs pays étrangers, malgré les opérations d’influence de tous ordres auxquelles ils ont été soumis par Pékin. La République populaire de Chine (RPC) enregistre une déconvenue de premier plan en n’étant pas parvenue à empêcher ce programme majeur d’aboutir dans les délais impartis.
Amélioration de la marine de Taïwan
Si, comme c’est probable, les essais techniques et l’évaluation militaire se déroulent conformément aux prévisions, le programme IDS (Indigenous Defense Submarine) constituera une amélioration primordiale des capacités opérationnelles de la marine taïwanaise alors que la menace d’une intervention militaire généralisée de la RPC ne cesse de croître. En 2027, l’Armée populaire de libération (APL) aura terminé sa modernisation et sa marine (APL-M), première au monde en termes de nombres de coques, devrait disposer de tous les moyens nécessaires de projection de puissance, pour frapper massivement les défenses de la République de Chine (RDC), et de projection de forces pour traverser le détroit de Taïwan large de 120 km séparant l’île du continent. Les deux partis politiques taïwanais investis dans la course aux élections présidentielles en 2024, le Democratic Progressive Party (DPP) de la présidente sortante et le Kuomintang (KMT), considèrent également que 2027 est la date la plus probable pour une offensive contre l’île. Taïwan aura de son côté parfait sa défense, en particulier grâce à ses forces sous-marines qui constitueront déjà une menace mortelle pour toutes les composantes maritimes des forces d’invasion.
Le sous-marin d’attaque est furtif. Il jouit du don d’ubiquité, de l’effet de surprise et de la liberté de mouvement, ce qui lui permet d’agir en toutes zones, littorales ou en haute mer, y compris celles que l’adversaire contrôle. Il peut y recueillir du renseignement sur les infrastructures et les moyens maritimes et faire usage sans préavis de sa grande puissance de feu. Malgré sa petite taille et son équipage restreint, c’est un formidable moyen de dissuasion classique. Tous les pays de l’Indopacifique l’ont bien compris qui, inquiets du formidable essor de l’APL-M, se sont lancés dans une course aux sous-marins pour y faire face. Même la marine des Philippines cherche à se doter de deux sous-marins d’attaque malgré la faiblesse de son budget.
Faire face aux situations de guerre
Mener localement, la conception de l’IDS a permis de l’adapter précisément aux conditions d’emploi dans le théâtre principal d’opérations où il est appelé à combattre : les trois mers qui baignent les côtes de la Chine continentale (les mers de Chine et la mer Jaune) et l’ouest Pacifique. Pour mémoire, avec des fonds entre 30 et 50 m, la bathymétrie du détroit de Taïwan est défavorable à la navigation sous-marine, ce qui conduira les sous-marins à opérer de préférence dans l’océan et à proximité des détroits qui y donnent accès. Les distances à parcourir pour rallier les zones de patrouilles depuis leur port-base sont courtes. Les concepteurs de ces sous-marins ont pu privilégier la mobilité tactique qui leur confère l’agilité au combat au détriment d’une mobilité stratégique permettant de longs transits discrets. Pour un sous-marin à propulsion classique, cela revient à préférer l’installation d’une batterie de très grande capacité (au Li-Ion probablement) permettant au sous-marin de fortes vitesses pendant des temps significatifs en opération plutôt qu’un système anaérobie assurant des déplacements discrets de plusieurs semaines à faible vitesse.
La destruction récente d’un sous-marin russe au bassin (Sébastopol) est là pour rappeler que les systèmes d’armes sont très vulnérables dans leurs bases. En ce qui concerne Taïwan, la RPC dispose des moyens de les détruire dès les premières heures d’un conflit de très haute intensité. Seuls les sous-marins qui seront alors à la mer pourront poursuivre le combat. Avec huit sous-marins, sous réserve de disposer d’une infrastructure industrielle de maintien en condition efficace et d’un nombre suffisant d’équipages formés et entraînés, la moitié d’entre eux peuvent à tout moment être opérationnels à la mer avec leurs armes de combat. Avec deux équipages par bateau, ce ratio peut être encore amélioré. Notons que Taïwan a agi sagement en ayant conservé tous ses sous-marins, même ceux de plus de 70 ans, ce qui a permis de conserver une base de personnel rompu à la navigation sous-marine. Il va lui falloir augmenter le nombre nécessaire des sous-mariniers à l’armement des nouvelles unités, sans le faire au détriment de la qualité. Toutes les marines du monde sont confrontées à un phénomène de désaffection des jeunes pour les conditions de vie spartiates à bord des sous-marins, en particulier par la coupure des réseaux sociaux.
Les armes du premier sous-marin IDS comprendront des torpilles lourdes antinavires et anti-sous-marines MK-48, des missiles antinavires Harpoon à changement de milieu, ainsi que des mines. Leur rôle principal sera probablement le blocage des détroits pour empêcher les grandes unités de l’APL-M (porte-avions, porte-hélicoptères d’assaut, bâtiments logistiques et croiseurs lance-missiles) ainsi que les sous-marins de sortir du carcan constitué par la chaîne d’îles qui s’étend du Japon aux Philippines pour attaquer Taïwan depuis le Pacifique.
Washington, avec l’aide de pays étrangers, a annoncé être prêt à apporter son soutien à l’intégration, l’installation, l’exploitation, la formation, les essais, la maintenance et la réparation des différents systèmes. Une fois entrés en service, opérationnels et bien entraînés, ces sous-marins pourraient être en mesure de causer des dégâts insoutenables à l’APL-M, voire de changer la donne en 2027.
Genèse du programme de sous-marins de Taïwan
En 1973, Les États-Unis ont transféré à Taiwan deux sous-marins de type Guppy II (Hai Shih et Hai Pao), entrés en service en 1945 et 1946 dans l’US Navy pour l’entraînement à la lutte anti-sous-marine.
En septembre 1981, la RDC commande aux Pays-Bas deux sous-marins neufs de type Zwaardvis de 2 360 tonnes de déplacement en plongée. Le Hai Lung et le Hai Hu sont livrés respectivement en 1987 et 1988. La livraison de deux autres unités du même type a été annulée à la suite des pressions exercées par la RPC sur le gouvernement néerlandais.
Taïwan souhaite ensuite faire construire quatre nouveaux sous-marins à l’étranger, mais se heurte à l’intransigeance des gouvernements occidentaux dont les chantiers constructeurs ont été sollicités.
En France, pays qui aurait eu la capacité de répondre à l’appel d’offres et qui honorait alors un contrat de vente de Mirages et de frégates « Bravo », le gouvernement Balladur a cédé face à la RPC. Il signe le 12 janvier 1994 un accord avec Pékin par lequel la France s’engage désormais à ne plus fournir de matériel offensif à Taïwan, donc bien évidemment pas de sous-marin d’attaque.
Lors de sa prise de fonction en 2001, le président des États-Unis, George W. Bush, fait la promesse de fournir 8 sous-marins classiques pour Taïwan. Les chantiers américains ne faisant plus que des sous-marins à propulsion nucléaire depuis les années cinquante ont été dans l’incapacité de répondre au besoin.
Dès 2003, il apparaît clairement aux décideurs de Taipei qu’il leur faut se doter de capacités locales de construction de coques de sous-marins en acier à haute limite d’élasticité ainsi que des systèmes d’armes associés. Le programme IDS (Indigenous Defense Submarine) est lancé.
Le 10 décembre 2014, M. Kao, vice-ministre administratif de la défense, a déclaré à l’Assemblée législative qu’un sous-marin construit à Taïwan pourrait être achevé d’ici 2024.
Le 31 mars 2015, alors qu’il présidait la cérémonie d’admission au service actif de la première corvette lance-missiles furtive de fabrication locale, le président taïwanais Ma Ying-jeou a réaffirmé sa détermination à mettre en place un programme national de sous-marins. Il a précisé que « le sous-marin est l’arme la plus importante pour un pays qui se dote de capacités de défense navale. La marine a absolument besoin d’acquérir de [nouveaux] sous-marins ».
En 2016, les élections présidentielles sont remportées par Tsai Ing-wen du DPP qui remplace un président du KMT. Elle ne modifie pas le programme de sous-marins. La construction est confiée à une entreprise commune entre l’Institut gouvernemental de science et de technologie de Chungshan et l’ancien chantier naval d’État CSBC Corp.
En 2018, les États-Unis autorisent le transfert de technologie. Deux sociétés européennes, deux américaines, une indienne et une japonaise proposent des projets.
28 septembre 2023 : présentation officielle du sous-marin. Il est nommé Hai Kun (Narval) et devrait être opérationnel d’ici trois ans.