29 décembre 2023 • Entretien •
Jean-Sylvestre Mongrenier dresse le bilan géopolitique de l’année. 2023 a confirmé la volonté de l’axe Moscou-Pékin-Téhéran de remettre en cause l’hégémonie de l’Occident, analyse-t-il.
Que retenir de l’année écoulée sur le plan géopolitique ?
Le monde est en proie à la guerre. Deux guerres ouvertes, en Ukraine et à Gaza, avec des réverbérations régionales et mondiales. Pour Gaza, il s’agit d’une guerre larvée de l’Iran islamique et de ses affidés (Hezbollah, milices panchiites de Syrie et d’Irak, Houthistes) contre Israël, les États-Unis et leurs alliés européens. À cela s’ajoutent les gesticulations militaires de la Chine dans le détroit de Taïwan, autour et au-dessus de cette île-Etat, ainsi que dans les « Méditerranées asiatiques » (les mers de Chine du Sud et de l’Est), soit un ensemble spatial de plus de 2,5 millions de km², considéré par Pékin comme une « Mare clausum ». Ajoutons-y les menaces constantes de Pyongyang et les multiples essais balistiques, ou d’autres armes, d’un régime qui s’est doté des moyens de frapper les Etats-Unis et l’Europe.
En toile de fond, un « axe du chaos », une coalition de puissances révisionnistes et perturbatrices qui regroupe la Russie-Eurasie de Vladimir Poutine, la Chine néo-maoïste de Xi Jinping, l’Iran islamique d’Ali Khamenei et quelques autres régimes malfaisants qui croient entendre le glas sonner pour l’Occident. Animés par un puissant ressentiment historique, ces dirigeants, mais également une part notable des populations de ces pays, estiment que leur heure est venue. Les équilibres de puissance et de richesse auraient basculé vers l’Orient et il ne resterait plus qu’à saigner à mort la « bête ». Ainsi Poutine s’inscrit-il dans la perspective d’une grande guerre hégémonique qui ferait éclater l’Occident et réduirait l’Europe, privée de son grand arrière nord atlantique, à n’être plus qu’un petit cap de l’Asie. D’une certaine manière, un retour à l’ère précolombienne, lorsque le sort de l’Europe dépendait des mouvements de peuples nomades, à l’intérieur de la masse eurasiatique.
Les événements qui ont marqué l’année écoulée ont-ils (en partie) bouleversé le paysage géopolitique ou n’ont-ils fait que confirmer cette nouvelle donne ?
Qu’il s’agisse du révisionnisme géopolitique de la Russie-Eurasie, des ambitions mondiales de puissance de la Chine néo-maoïste ou du révolutionnarisme islamique de l’Iran, porté par un programme nucléaire dont la logique profonde est militaire, voilà quinze à vingt ans que la présente situation se potentialise. Dès le milieu des années 1990, Evgueni Primakov (ancien ministre des Affaires étrangères russe, NDLR) martelait le thème des «coalitions anti-hégémoniques» et travaillait à une alliance entre Moscou, Pékin et Téhéran. Le « discours de Munich » de Poutine, dans lequel le potentat du Kremlin dévoilait ses buts et ses motifs, date du 10 février 2007. Quelques mois plus tard, l’armée russe attaquait la Géorgie mais les capitales occidentales firent de Mikheïl Saakachvili un bouc émissaire, pour proposer à Moscou une ardoise magique (le « reset » de Barack Obama). Puis ce fut le déclenchement de la guerre d’Ukraine, avec le rattachement manu militari de la Crimée à la Russie et l’intervention militaire au Donbass, début 2014. L’année suivante, Moscou intervenait en Syrie, en alliance avec l’Iran, mais certains voulurent voir en lui un croisé : le bouclier de la chrétienté contre l’Islam. Le soutien de Poutine à Bachar el-Assad et l’action russe sur le terrain sont pourtant à l’origine de massifs flux migratoires vers l’Europe !
Pour l’Iran, nous ne remonterons pas jusqu’à l’année 1979. C’est en 2002 que le programme nucléaire clandestin de Téhéran fut révélé. Depuis, le régime islamo-chiite n’a cessé de progresser vers cet objectif, quand bien même lui faut-il marquer des pauses ou se déplacer à la manière d’un crabe. L’accord de règlement de juillet 2015 fut signé au prix de concessions internationales majeures, sans faire renoncer les dirigeants iraniens à leurs ambitions balistico-nucléaires, moyens d’une stratégie de «sanctuarisation agressive» qui doit assurer à Téhéran la domination du Moyen-Orient. Rappelons que l’expression de «croissant chiite» date du début des années 2000.
Enfin, les ambitions chinoises furent évidentes dès après la crise financière et économique de 2008, censée dévaluer l’Occident. Alors, Pékin entamait sa « politique du polder », i.e. la militarisation de récifs et d’îlots contestés en mer de Chine du Sud, et lançait les «nouvelles routes de la soie». Depuis, les tensions n’ont fait que croître et monter en puissance. En somme, l’« opération spéciale » est le révélateur et l’accélérateur d’une dialectique des forces visible pour ceux qui voulaient voir. L’Occident a vécu à crédit : l’heure du paiement en espèces approche.
Pour l’Ukraine, 2023 se termine-t-il dans l’amertume ?
Le terme est inadéquat au regard de la gravité tragique des événements. Par ailleurs, constater une « impasse stratégique » (« stase » serait plus exact) ne signifie pas que le front est gelé, Alors que les Russes accentuent leur pression sur Avdiïvka, sur fond d’offensive aérienne (les drones iraniens), les Ukrainiens semblent consolider leur tête de pont plus au sud, sur la rive gauche du Dniepr. De façon récurrente, ils montrent leur capacité à faire des coups de main ou frapper en Crimée, presqu’île de grande importance sur le plan géostratégique, où se jouera une grande part du conflit.
Surtout, les Ukrainiens ont contrecarré l’entreprise de domination russe de la mer Noire qui, menée à bien, aurait transformé leur pays en un État-croupion, géographiquement enclavé et privé d’accès à la Méditerranée, et donc à l’Océan mondial. En l’état des choses, la partie occidentale de la mer Noire est dégagée ; le refus russe l’été dernier de renouveler l’accord céréalier de juillet 2022 n’a pas eu les effets escomptés au Kremlin. Ne doutons pas cependant que les Russes, dans leur volonté de conquérir l’accès à la Méditerranée, entendent dominer la mer Noire.
Bref, rien n’est figé et il importe de conserver à l’esprit que la contre-offensive ukrainienne ne se limite pas à sa dimension terrestre. La guerre se joue dans les espaces aérien et maritime, dans le cyberespace et sur la scène politico-diplomatique. Il est tout aussi évident que Moscou n’a pas renoncé à effacer l’Ukraine de la carte politique de l’Europe, comme État souverain et nation indépendante. Le plus inquiétant n’est pas la situation militaire mais les hésitations des Occidentaux, la croyance selon laquelle il serait possible de geler cette guerre. Cela fut tenté (voir les accords de Minsk). En vain. Aux Européens de surmonter l’épreuve en assumant une plus grande part des coûts de l’armement de l’Ukraine. Ce serait aussi le gage d’un lobbying efficace à Washington.
L’attaque du Hamas contre Israël et la riposte de l’État hébreu marquent-ils un tournant dans l’histoire du conflit israélo-palestinien ?
Le massacre, la torture et le viol de civils n’étaient pas le lot des guerres israélo-arabes, mais ils s’étaient déjà produits à l’époque du mandat britannique. Par ailleurs, les enjeux de la guerre dépassent de loin le conflit israélo-palestinien. Derrière le Hamas, ainsi que le Hezbollah et les Houthistes, se trouve l’Iran islamique (voir supra). Et derrière l’Iran islamique, la Russie-Eurasie et la Chine néo-maoïste, i.e. le tandem Poutine/Xi Jinping, sont à la manœuvre. Ce niveau d’analyse ne doit pas être occulté. Considéré sous cet angle, le moment est historique : nous sommes proches d’une rupture des équilibres mondiaux. Si nous étions cyniques, nous nous écrierions : « Ne désespérons pas, le pire est encore possible ! ».
L’élection de Javier Milei en Argentine symbolise-t-elle une droitisation de l’Amérique latine ?
Le personnage est pittoresque mais l’Argentine est située fort loin, dans le Cône sud de l’Amérique latine. Il est plus important de surveiller les agissements du Venezuela à l’encontre du Guyana, objet de menaces explicites, ses alliances avec Cuba et d’autres régimes du même acabit, les soutiens dont Nicolas Maduro jouit à Moscou et à Pékin. Par le truchement du potentat chaviste, Poutine et Xi Jinping pourraient ouvrir un nouveau front guerrier, dans la « Méditerranée américaine » (golfe du Mexique/mer des Antilles) cette fois. Ouverts ou latents, ces différents conflits ne sont pas purement locaux ou régionaux ; ils sont reliés entre eux. Vont-ils finir par fusionner ? Nous ne sommes pas encore dans une guerre mondiale, mais le monde est en effervescence.