27 janvier 2024 • Entretien •
Pour tenter de sauver l’écosystème numérique européen, il y a urgence à sortir d’un droit de la concurrence obtus, alerte Cyrille Dalmont, directeur de recherche à l’Institut Thomas More, qui vient de publier le rapport La stratégie énergétique européenne aura-t-elle raison de l’écosystème numérique européen ?.
Vous mettez en corrélation la stratégie énergétique et l’ambition numérique européennes. En quoi cette nouvelle grille de lecture est-elle pertinente ?
Cette grille de lecture est non seulement pertinente mais surtout essentielle lorsque l’on sort de la vision fantasmée du numérique « sans contact », « sans fil », ou sous forme de « cloud ». L’écosystème numérique, pour pouvoir fonctionner, se compose avant tout de millions de kilomètres de câbles, en fibre optique ou en cuivre, de datas centers, d’antennes relais, de routeurs, de smartphones, de PC, de tablettes et d’objets connectés. Les besoins en énergie du secteur numérique sont donc énormes et en constante augmentation. Il représente déjà 10% à 15% de la consommation électrique mondiale et pourrait atteindre 25% dès 2025, en raison d’une croissance annuelle de 8 à 10%. Or la stratégie énergétique de l’Union européenne (UE) fondée sur la création d’un marché de l’énergie ouvert, la réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre (objectif 55), son engagement dans les énergies renouvelables et une réduction de la production électrique (sobriété énergétique) repose tout entière sur la thèse du « découplage » entre croissance économique et consommation énergétique. Ce postulat va à contre-sens de l’histoire de l’humanité d’une part mais également, de celui poursuivi par les autres grandes zones économiques mondiales (États-Unis, Chine, Inde en particulier) qui, toutes, augmentent leurs capacités de production électrique.
Si, comme vous l’affirmez, la baisse de la production énergétique a raison de l’écosystème numérique européen, quels en sont les dangers ?
La croissance mondiale est tirée depuis plus de 20 ans par le secteur numérique. Pour s’en rendre compte il suffit d’observer la capitalisation des GAFAM 2 800 milliards de dollars pour Apple, 2 900 milliards pour Microsoft, 1 700 milliards Alphabet, 1 580 milliards pour Amazon et 944 milliards pour Meta. La capitalisation de chacune de ces entreprises est individuellement supérieure au PIB annuel de plus de 170 pays dans le monde. Ce phénomène devient encore plus évident lorsqu’on examine, sur la même période, le classement des entreprises européennes à l’échelle mondiale dans tous les secteurs, puis spécifiquement dans le secteur du numérique. Ainsi en 2005, on comptait 34 entreprises européennes (UE et hors UE) parmi les cent premières capitalisations mondiales alors qu’en 2023, seules dix entreprises sont européennes (7,13% du classement), pour 60 entreprises américaines (67,1%) et 13 chinoises (8,4%). Parallèlement, dans le secteur numérique cette fois, en 2001, la troisième valeur technologique mondiale était européenne (Vodafone Group) et pas moins de cinq entreprises européennes faisaient partie du Top-20 mondial des entreprises technologiques, en 2020, plus aucune entreprise européenne ne faisait partie de ce classement. Le numérique représente près de 30 % de l’ensemble de la capitalisation boursière mondiale. Non seulement le secteur numérique tire la croissance mondiale depuis plus de vingt ans mais il constitue une part de la capitalisation boursière mondiale qu’aucun autre secteur n’atteint, pas même les secteurs énergétiques ou bancaires. Les dangers donc sont bien réels, et le premier d’entre eux est le risque d’obérer toute croissance économique dans la zone UE dans les années à venir.
En 2001, on comptait 5 entreprises européennes dans le Top-20 mondial de la Tech. En 2020, il n’y en avait plus une seule. Comment expliquer ce déclassement ?
L’ensemble de la structure du droit européen de la concurrence repose sur l’idée que les objectifs fondamentaux des règles de l’UE consistent à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur au profit du consommateur, en oubliant l’outil de production, la concurrence entre zones géographiques mondiales et les intérêts des nations. C’est ce défaut d’analyse qui a jusqu’ici empêché l’émergence de nouveaux géants numériques européens et a contribué à la disparition ou l’affaissement des anciens leaders européens du secteur. Il faut partir d’un constat sans équivoque. Alors que les autres grands acteurs géoéconomiques mondiaux considèrent le numérique comme un secteur stratégique et mettent en œuvre des instruments propres à le protéger et à le renforcer (ultra-concentration, ultra-capitalisation, ententes entre entreprises, aides d’États et marchés réservés), l’UE a fait historiquement un choix inverse : marché ouvert et orienté vers le consommateur, politique de la norme, refus des ententes et des concentrations qui auraient pu conduire à la création de géants mondiaux (indispensables dans un secteur caractérisé par la logique du « winner takes all ») et rejet des aides d’États. Ces orientations, qui ont pris forme dans un droit de la concurrence rigide et dogmatique, ont conduit à faire de l’UE un nain numérique, toujours plus dépendant et à la merci de ses concurrents.
Si l’UE n’est pas responsable de tous les choix faits par les États membres, elle en est devenue le cadre de pensée. Ne faut-il pas retrouver une souveraineté sur ce sujet ?
La question de la souveraineté traverse aujourd’hui presque tous les pans de la société. En matière de défense, d’économie, d’immigration, d’agriculture… et le numérique n’en est bien évidemment pas exclu. Le problème majeur vient du fait que pour être souverain, il faut avoir la compétence de sa compétence, pour reprendre la formule du juriste allemand Georg Jellinek, et la France n’a plus cette compétence puisqu’elle l’a déléguée à l’UE. L’article 3 du traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE) prévoie que l’établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur et la politique commerciale commune sont des compétences exclusives de l’UE. Les États membres se trouvent donc considérablement limités par le droit européen de la concurrence. Malgré cela, les décideurs politiques nationaux continuent souvent de faire des déclarations d’intentions ambitieuses, créant une illusion d’autonomie dans ces domaines.
Votre rapport s’achève sur six propositions pour sauver l’écosystème numérique européen. Quels en sont les grands principes ?
Pour que ce soit possible, il faut prendre sans attendre des décisions fortes et courageuses pour le protéger et le développer en l’affranchissant du joug du droit européen de la concurrence. Mais cela sera insuffisant si l’on ne change pas dans le même temps les grandes orientations de la transition énergétique. Aussi, trois propositions concernent l’écosystème numérique et les trois autres le secteur de l’énergie. Elles consistent d’une part, en la création d’une « clause d’exception » du droit européen de la concurrence dans les domaines stratégiques liés au numérique, la protection et le financement de la réindustrialisation européenne, la renégociation de certains accords à l’OMC et plus particulièrement l’accord sur les marchés publics. Et d’autre part, en la révision d’urgence des règles du marché européen de l’énergie, la mise à bas du mirage de la thèse du « découplage » en imposant la renégociation du paquet climat-énergie, de l’objectif 55 et l’affirmation d’un choix clair et définitif en faveur du nucléaire dans les énergies bas-carbones.