Israël-Palestine · L’impossible solution à deux États

Gilles Delafon, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Février 2024 • Note 65 •


Dès l’attaque terroriste du Hamas palestinien le 7 octobre 2023, sidérée par la barbarie des assaillants et révulsée par l’ampleur du massacre, la communauté internationale en appelait pour ramener la paix à la solution dite des « deux États » – c’est-à-dire la création d’un État palestinien aux côtés de l’État israélien. Depuis près de cinq mois, les efforts diplomatiques se poursuivent en ce sens. Pourtant, un tel projet ne résiste pas à une analyse approfondie de la situation. Il est devenu proprement irréalisable. Mais, surtout, perpétuer les discussions autour d’un tel schéma appartenant au passé empêche de penser la paix, même lointaine.


Unanimisme, émotion et embarras

Dans les jours qui suivirent le 7 octobre, de l’américain Joseph Biden au français Emmanuel Macron, du pape François au russe Vladimir Poutine, des officiels saoudiens aux responsables chinois, des Nations unies à la Ligue Arabe, la quasi-totalité des dirigeants de la planète, tétanisée par la barbarie des assaillants et assommée par l’ampleur du massacre, en appelait à la solution dite des « deux États » – un bel unanimisme pour prôner en fait le recours à ce qu’avait décidé l’ONU dès 1947 et que trente ans de négociations israélo-palestiniennes n’avaient pu accomplir. Les différents responsables politiques souhaitaient d’abord refouler les démons de la haine et de la violence, tempérer la soif inévitable de vengeance et éviter un engrenage infernal embrasant toute le Moyen-Orient. Il s’agissait également de désamorcer cet antagonisme virulent qui gagnait rapidement toute la planète, provoquant notamment une vague d’antisémitisme inédite au vingt-et-unième siècle.

Mais brandir aujourd’hui la « solution à deux États » comme la panacée pour ramener la paix dans la région relève davantage de l’incantation naïve que de la réflexion aboutie, du vœu pieu que de l’ambition assumée. Cette soudaine volonté retrouvée de s’attaquer au dossier israélo-palestinien, affichée dans les tourments d’une émotion sincère, ne traduit en réalité qu’un gigantesque embarras. Il y a dans cette déclaration trop rapide une culpabilité occidentale, moyen-orientale également, et assurément une lassitude planétaire.

La « solution à deux États », irréalisable et irréaliste

Non que la « solution à deux États » ne soit pas bonne. Ce serait la meilleure dans un monde idéal, sans doute… Elle était difficilement réalisable avant le 7 octobre, elle est irréaliste depuis. L’histoire l’a prouvé : signer des accords de paix entre Israéliens et Palestiniens – comme ceux d’Oslo en 1993 – est possible. Leur mise en œuvre est autrement difficile, faute de volonté réelle. Mettre fin en ce début 2024 à une guerre de soixante-quinze ans entre Arabes et Israéliens supposerait un vaste consensus, hors de saison, et quatre impératifs, hors de portée : une capacité palestinienne d’y adhérer, une volonté israélienne de s’y résigner, une détermination farouche des États-Unis d’en garantir la stricte application et un consensus minimum de la communauté internationale. Or, près de quatre mois après le traumatisme et alors que l’opération militaire israélienne à Gaza n’est pas terminée, aucun de ces prérequis n’existe. Au contraire, après l’attaque odieuse du 7 octobre et la légitime riposte d’Israël, la défiance entre les deux peuples a atteint des sommets inégalés, et chacun, quel que soit son camp, sait qu’il va devoir vivre longtemps dans une totale insécurité.

Que cela plaise ou non, il n’est ni responsable, ni crédible, de promouvoir aujourd’hui la « solution à deux États » sans s’être livrer préalablement à une évaluation sérieuse de sa faisabilité, sans sonder les mentalités des populations concernées, sans mesurer la réelle détermination des acteurs impliqués, sans intégrer le contexte international extrêmement troublé et, last but not least, sans identifier les rares leviers politiques seuls à même de dégager de nouvelles marges de manœuvre pour ramener les protagonistes à la raison. Relancer des négociations sans tirer les leçons des erreurs passées condamne les protagonistes à les reproduire et à échouer de nouveau. Convoquer d’interminables négociations diplomatiques en forme d’alibi pour la galerie, ou au mieux pour les consciences, ne peut que nourrir les frustrations et repousser des échéances que l’on sait forcément dramatiques.

S’affranchir de la « solution à deux États » pour penser la paix lointaine

L’attitude responsable n’est donc pas aujourd’hui de s’accrocher à une idée toute faite et inopérante mais de modifier en profondeur notre manière de pensée pour constater, au besoin, l’impossibilité de parvenir à une solution viable à court terme. Et d’élargir ainsi le périmètre de la réflexion. Rien ne sera possible sans comprendre que la question israélo-palestinienne constitue, comme aucune autre, l’abcès de fixation des tensions planétaires du vingt-et-unième siècle, qu’elles soient politiques, économiques, stratégiques, religieuses ou sociales. Et sans admettre que si depuis des décennies la plus consternante déraison interdit toute solution, c’est parce que la peur et la haine restent les seuls moteurs des différentes illusions.

Au lendemain du 7 octobre, l’historien Henry Laurens, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe et auteur de cinq volumes sur le sujet, jugeait ce problème dorénavant « insolvable » et constatait amèrement : « Les Israéliens ne peuvent voir dans les Palestiniens que leur propre mort et les Palestiniens ne peuvent voir dans les Israéliens que leur propre mort ». Si, comme il est à craindre, Henry Laurens a raison, il convient de s’affranchir de l’illusoire « solution à deux États » pour penser la paix, même lointaine, sans doute très lointaine.

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L’auteur

Gilles Delafon est un ancien journaliste, spécialiste des affaires internationales, aujourd’hui consultant en communication stratégique. Correspondant à Beyrouth pendant la guerre du Liban de 1984 à 1988, il est l’auteur de Beyrouth, les soldats de l’islam (1989). Grand reporter et éditorialiste au Journal du Dimanche de 1989 à 2008, il couvre les crises du Moyen-Orient dont les deux guerres d’Irak et le processus de paix israélo-palestinien. Responsable de l’information de Canal + de 2008 à 2016, il est également l’auteur de Le règne du mépris. Nicolas Sarkozy et les diplomates 2007-2011 (2012). Diplômé de l’université de Columbia (New York), il est depuis 2016 le président fondateur du cabinet de conseil Lord Jim Consulting. Il a rejoint l’Institut Thomas More en octobre 2023