Catastrophes, climat, défis extrêmes : l’heure est à la finance convergente

Michel Vaté, professeur émérite à l’Université de Lyon, chercheur associé à l’Institut Thomas More

19 mars 2024 • Analyse •


Face au spectre d’un monde qui pourrait devenir inassurable, une piste à suivre est de faire appel aux marchés financiers pour développer la réassurance ultime des risques extrêmes. C’est l’objet de la finance convergente. Explications de Michel Vaté.


Pandémie, émeutes, sécheresse, catastrophes climatiques, incendies géants, inondations meurtrières, etc. Sale temps, décidément, pour l’assurance traditionnelle. Les repères sont brouillés, au risque de franchir les bornes de l’assurabilité. Allons-nous vers un monde de plus en plus inassurable et n’y serions-nous pas déjà entrés par mégarde ? Poser cette question est parfaitement légitime, et même urgent. Le plus étonnant est qu’elle laisse la classe politique bizarrement silencieuse, à l’exception notable du président des maires de France, David Lisnard, qui, depuis plusieurs années, a tiré le signal d’alarme, dans les trois secteurs sensibles que sont le monde agricole, l’équilibre de l’assurance vieillesse et la responsabilité des collectivités territoriales.

Si l’on a un doute sur l’assurabilité des nouveaux risques, il faut sortir de la routine. Par chance, le bon sens populaire et la théorie de l’assurance se rejoignent sur une évidence : l’intérêt supérieur de l’assuré est que son assureur soit encore solvable quand il aura besoin de lui, c’est-à-dire quand survient un sinistre assuré. A l’heure où la démagogie s’invite bruyamment dans tous les débats essentiels, il est bon de remarquer que les situations les plus « profitables » pour un assureur sont aussi celles dans lesquelles les assurés sont les plus heureux… parce qu’ils ne subissent aucun sinistre !

Le centre de gravité de « l’assurabilité » se déplace

La grille d’analyse de l’assurabilité d’une classe de risques comporte impérativement trois volets : actuariel (caractères et connaissance du risque), économique (il existe un niveau de prime acceptable par les deux parties) et sociétal (couvrir le risque n’est ni inutile, ni contraire à l’intérêt général). Peu à peu, le centre de gravité de « l’assurabilité » se déplace de la précision actuarielle vers la capacité d’absorber les chocs. Et c’est un retour aux sources. Les premières assurances maritimes au long cours reposaient-elles sur des probabilités précises ? Et que dire du pari du Lloyd’s lors du grand séisme de San Francisco (1906) ?

L’histoire de l’assurance est celle du recul de ses limites. C’est aussi celle d’une boîte à outils qui s’enrichit sans cesse, de la modélisation des extrêmes à la réassurance financière, en passant par les méga-données. Dans bien des cas – tels que celui des secteurs productifs climato-sensibles comme l’agriculture – on aura même avantage à mettre en œuvre des schémas d’assurance que l’on peut appeler hybrides ou composites. Avec eux, la stabilité du système dans l’axe du temps, qui est acquise par capitalisation (mutualisation des risques successifs), renforce sa stabilité transversale par répartition (mutualisation des risques simultanés), et réciproquement.

Dôme de chaleur et dôme de surendettement

Regardons maintenant vers le ciel, non pas pour invoquer quelque intervention divine, mais simplement pour voir la réalité en face. Le dôme de chaleur qui menace la planète étant une certitude, il reste un doute sur l’échéance, la gravité et la répartition de son impact. Pour compliquer les choses, le dôme de chaleur a désormais un double, le dôme de surendettement, puissamment alimenté par la démagogie budgétaire de nombreux États, et par la longue et irrationnelle acceptation de taux de l’intérêt négatifs ou nuls, synonymes d’une dévalorisation extrême du prix du temps et du coût du risque.

Dans un contexte de catastrophes climatiques de plus en plus nombreuses et destructrices ; de retournement sévère dans les lents progrès constatés en matière d’insécurité alimentaire et de pauvreté extrême ; de retour de pandémies depuis longtemps oubliées ; de multiplication des conflits armés, y compris sur le sol européen ; de prolongement des faibles taux de croissance réelle, notre planète ne peut plus se payer le luxe d’une crise financière. Le télescopage des deux dômes aurait un avant-goût de fin du monde. A moins que…

L’investissement comme assurance, l’assurance comme investissement : vers la finance convergente ?

Et si on essayait d’utiliser la bulle financière pour contrer la bulle climatique ? Par exemple, on pourrait orienter les liquidités, qui sont en quête de rendement, vers un renforcement de la capacité d’absorption des chocs par le système financier mondial. La réassurance ultime des risques extrêmes par les marchés financiers est tout indiquée comme porte d’entrée : tel est l’objet de la finance convergente. Voyons les ordres de grandeur. Au sommet de Paris (juin 2023), on regretta, d’un ton navré, d’avoir peiné à réunir les cent milliards de dollars qui avaient été promis pour les investissements de transition dans les pays pauvres. Indécent. On nous promettait un nouveau pacte financier mondial (sic). On attendait un choc de financement, ce fut une taxe qui arriva. Quelle audace ! Désespérant. Au niveau mondial, le cumul annuel des dommages catastrophiques se chiffre en centaines de milliards ; les actifs financiers gérés et les liquidités, en centaines de milliers de milliards. Certes les besoins en capital sont énormes. Mais les ressources le sont aussi. Le reste est affaire d’organisation… et de volonté politique.

Quand la finance convergera, l’avenir de la planète s’éclaircira. Ainsi commence-t-on à s’aviser que la finance convergente pourrait ne pas se cantonner à la réassurance ultime, et ouvrir une voie exceptionnelle pour le financement des investissements de transition, pour le plus grand profit de l’humanité. L’investissement comme assurance, et l’assurance comme investissement, vous avez dit « convergence » ?

Des signaux encourageants

L’automne 2023 a apporté à cet égard quelques signaux faibles, mais encourageants. Dès octobre, la onzième conférence Convergence (Bermudes) confirma la forte dynamique des transferts alternatifs de risque, en particulier comme source de capital pour la finance climatique. En novembre, les assemblées générales du FMI et de la Banque mondiale se tinrent à Marrakech, récemment meurtrie par un séisme qui mit en évidence le courage et l’efficacité des marocains, et il y fut beaucoup question de capital hybride à fort effet de levier. En juillet, déjà, la Banque africaine de développement avait obtenu la note la plus élevée pour sa première émission de capital hybride destinée aux « défis de développement les plus critiques du continent, notamment la sécurité alimentaire, l’accès à l’eau et aux services de santé, ainsi que les changements climatiques ».

En décembre, à Dubaï, la COP28 fut ouverte sous le signe d’un accord immédiat – et symbolique – sur un petit fonds « pertes et dommages » à 700 millions de dollars. C’est l’équivalent de trois ou quatre émissions privées d’obligations-catastrophe, un montant dérisoire à comparer aux 30 milliards de la dotation annoncée par les EAU au fonds privé Alterra. Dérisoire surtout par rapport aux besoins. On dit que c’est un premier pas, acceptons-en l’augure. Mais, symboliquement, l’évènement majeur, le plus « convergent », est incontestablement l’accord conclu en octobre par quatre fonds d’assurance paramétrique des risques catastrophiques : l’ARC (Afrique), le CCRIF (Caraïbes), le PCRIC (Pacifique) et le SEADRIF (Asie du sud-est). Il s’agit, pour ces quatre systèmes locaux d’assurance indépendants (essentiel !), de mutualiser la dernière tranche de réassurance, laquelle serait abondée par titrisation grâce à un mécanisme commun d’accès aux marchés financiers mondiaux. C’est très exactement ce qu’une publication de l’Institut Thomas More préconisait en 2012 sous le nom de PlanèteRé-Alliance. On avance, mais on est encore loin du dispositif global qu’attendent les pays pauvres, maintenant rejoints par les pays riches qui sont confrontés au recul de l’assurabilité des grands risques.

Agir pour éviter la catastrophe

Face au spectre d’un monde qui pourrait devenir inassurable, aucun système efficace ne peut s’exonérer de devoir respecter quelques conditions essentielles, comme on a eu la lâcheté de le faire depuis vingt ans, c’est-à-dire depuis que tous les outils de la finance convergente sont sur la table. Ces conditions sont : 1° ne pas « détester » la finance ; 2° accepter le risque qu’il y ait un peu plus de très riches pour qu’il y ait beaucoup moins de pauvres ; 3° cantonner la participation (facultative) des États à l’avant-dernier étage du système, afin que leur engagement éventuel soit borné et connu d’avance ; et 4° donner envie aux investisseurs de s’engager massivement sur le dernier étage, comme ils le font déjà par ailleurs (obligations-catastrophe, assurances paramétriques, dérivés climatiques, etc.). Ainsi renforcée, la bien nommée « tour de réassurance » deviendrait la seule construction humaine qui soit capable de grimper jusqu’au ciel… à bonne hauteur pour faire jouer le dôme financier contre le dôme de chaleur.

Tout cela n’adviendra pas spontanément, sans une sérieuse et urgente concertation internationale, laquelle pourrait ressembler à un Bretton Woods climatique. En 1942, quand l’idée d’une conférence monétaire germa dans quelques esprits, l’issue de la guerre était encore lointaine et incertaine. Deux ans plus tard, les délégués des nations alliées se réunirent et, quand les armes se turent enfin, le dispositif était prêt. Il s’agissait de reconstruire après la catastrophe. Aujourd’hui, il s’agit de l’éviter.