L’hypothèque Trump · Analyse historique de l’improbable isolationnisme américain

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

Avril 2024 • Note d’actualité 91 •


Le possible retour de Donald Trump à la Maison Blanche, les atermoiements du Congrès des États-Unis quant au vote d’une nouvelle aide militaro-financière à l’Ukraine et les implications de tout cela sur le devenir de l’OTAN, inquiètent : un spectre hante l’Europe, celui de l’isolationnisme américain. Une perspective cavalière sur l’histoire des États-Unis révèle que le concept n’est pas aussi évident qu’il y paraît. Moins encore dans la présente conjoncture géopolitique, alors que les grands équilibres sont rompus. L’attaque directe d’Israël par le régime iranien, le 14 avril 2024, devrait en convaincre tout homme politique américain éclairé et responsable.


Aux États-Unis, les tenants de la doctrine isolationniste se réfèrent à George Washington, général en chef des troupes américaines lors de la guerre d’Indépendance (1775-1783) et premier président des États-Unis d’Amérique. Dans une adresse au Congrès, le 19 septembre 1796, au terme sa présidence, George Washington avait recommandé d’éviter toute « alliance empêtrante » (« Entangling Alliance »), pour justifier la neutralité des États-Unis dans la guerre qui opposait la France révolutionnaire à l’Angleterre et, plus largement, à une grande partie de l’Europe. Les États-Unis constituaient alors une puissance de second rang et George Washington entendait qu’ils restent à l’écart de conflits dans lesquels ils seraient instrumentalisés et satellisés. Cette doctrine de non-implication dans les affaires du monde, en dehors du continent américain, n’était que conjoncturelle.

La précoce présence au monde des États-Unis

Pourtant, la vision de George Washington domina la politique étrangère américaine jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, sans que cette dernière soit réductible à une forme d’isolement international ; on se rappelle notamment l’engagement précoce des États-Unis dans le bassin Pacifique ainsi qu’en Méditerranée (guerre contre la piraterie barbaresque au début du dix-neuvième siècle). En vérité, la doctrine Monroe (1823) pourrait être considérée comme une sorte d’alliance objective avec l’Angleterre, la flotte anglaise assurant la sécurité dans l’Atlantique, au bénéfice des États-Unis, ceux-ci se déployant dans le Pacifique : ouverture du Japon (la mission du Commodore Perry, en 1853-1854), activité missionnaire et commerciale américaine dans l’empire déclinant des Qing et, au détour des dix-neuvième et vingtième siècles, élaboration par le secrétaire d’État John Hay d’une politique de la « porte ouverte » en Chine (intégrité territoriale de l’empire Qing et ouverture du marché chinois).

Par ailleurs, la domination de l’isolationnisme dans les esprits n’excluait pas la croyance dans la « Destinée manifeste », forme de cosmologie impériale qui implique le dépassement du vaste « pré carré » nord-américain. Il est vrai que, une fois dépassée l’épreuve de la guerre de Sécession (1861-1865), le « Go West young man » et l’extension vers l’ouest de la « Frontier » dominait les esprits. Cette limite mobile, à la fois géographique et symbolique, entre la civilisation et la barbarie accaparait l’attention, les énergies et les efforts des Américains : ce fut la « conquête de l’Ouest », entreprise fondatrice à portée identitaire magnifiée par le cinéma hollywoodien, avec le « Western ».

Au détour des dix-neuvième et vingtième siècles, les États-Unis entrent dans le cercle étroit des grandes puissances. Inauguré avec la guerre hispano-américaine (1898), ce statut international nouveau est confirmé par le rôle diplomatique des États-Unis dans la négociation du traité de paix russo-japonais qui suit la guerre de 1904-1905 (traité de Portsmouth, 1905), ainsi que dans la résolution de la première crise franco-allemande à propos du Maroc (Conférence d’Algésiras, 1906). A cette époque, l’engagement militaire des États-Unis en Europe, lors de la Première Guerre mondiale, était pourtant inconcevable. Après une période de neutralité bienveillante à l’égard de la France et du Royaume-Uni, les États-Unis entrent enfin en guerre contre l’Allemagne (6 avril 1917).

Dans son discours des Quatorze Points (8 janvier 1918), le président américain Wilson expose sa vision d’un nouvel ordre international au cœur duquel les États-Unis, promoteurs de la sécurité collective, de la coopération internationale, de la liberté des mers et de la politique de la « porte ouverte », assumeraient les devoirs inhérents à la puissance. Pourtant, le Congrès des États-Unis ne ratifie pas le traité de Versailles (1920), et les Républicains dominent la vie politique américaine des « Roaring Twenties » (la décennie 1920). Si l’on évoque alors un retour à l’isolationnisme, la diplomatie américaine n’en est pas moins active sur la scène monde, dans le bassin Pacifique (le traité de Washington de 1922 initie un désarmement naval multilatéral) et en Europe (plan Dawes, 1924 ; pacte Briand-Kellogg, 1928 ; plan Young, 1929).

Paradoxalement, c’est lors de la présidence de Franklin D. Roosevelt, élu une première fois en 1932, dans une Amérique démocrate, que l’isolationnisme trouve une traduction concrète. Au Congrès, le Comité Nye publie un rapport qui explique l’entrée en guerre des États-Unis, en 1917, par le jeu d’intérêts privés (munitionnaires et marchands d’armes américains, banques américaines créancières de la France et du Royaume-Uni). C’est dans ce contexte que les « lois de neutralité » sont adoptées en 1934, 1935 et 1936.

D’une guerre à l’autre

Du fait du rapport des forces sur le plan politique, le président Roosevelt, bien que wilsonien contrarié, s’abstient de croiser le fer avec la majorité isolationniste du Congrès. Et ce malgré l’action de Cordell Hull, vice-président des États-Unis et conscience internationaliste de Roosevelt, qui obtient malgré tout la fin de l’« isolationnisme » économique pratiqué dans le cadre du New Deal (vote en 1934 du Gold Reserve Act, qui rétablit la convertibilité or du dollar, et du Reciprocal Trade Agreement Act, qui réduit les excès du protectionnisme commercial).

Sur le plan international, celui de la diplomatie et de la stratégie, l’isolationnisme persiste, même après le début de la Seconde Guerre mondiale et la défaite de la Pologne (27 septembre 1939). Du moins la clause « Cash and Carry » est-elle appliquée (novembre 1939) ; elle permet de vendre au comptant à un belligérant, qui doit assurer le transport des marchandises achetées aux États-Unis. Mais un puissant courant d’opinion interne exclut d’entrer en guerre contre l’Allemagne. Les comités White et America First s’affrontent dans le champ de l’opinion publique.

La défaite de la France (l’armistice du 22 juin 1940) et la mise en péril du Royaume-Uni modifient la politique étrangère américaine (loi Prêt-Bail, 11 mars 1941 ; Victory Program, novembre 1941). Il faut pourtant le raid japonais sur Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, pour que les États-Unis basculent dans la guerre. A l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, l’isolationnisme n’est plus de mise, les dirigeants américains étant majoritairement ralliés à l’idée d’un leadership mondial des États-Unis, ce que la science politique, après Charles Kindleberger, a ensuite nommé le rôle de « stabilisateur hégémonique ». Tout au long de la Guerre froide, la doctrine de containment (l’endiguement de l’URSS et du communisme international) guide la politique étrangère américaine, non sans quelques variations dans son application, notamment pendant la présidence de Richard Nixon, ce qui inquiétait Raymond Aron.

Au sortir de l’affrontement Est-Ouest, les idées d’engagement (soutien à l’extension de la démocratie libérale et de l’économie de marché), de contre-prolifération des armes de destruction massive, puis de lutte contre le terrorisme djihadiste, dominent, ce qui implique une diplomatie américaine active, voire suractive. Ainsi George H. W. Bush (« Bush père »), successeur immédiat de Ronald Reagan, inaugure-t-il l’après–Guerre froide en proposant au monde un « nouvel ordre international » dont les États-Unis seraient les garants. Cette vision s’inscrit dans le prolongement du projet néo-wilsonien de Franklin D. Roosevelt, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Cela dit, la praxis est en retrait sur la théorie, comme le montrent les atermoiements de Bill Clinton en ex-Yougoslavie, où l’intervention américaine est tardive (voir la guerre du Kosovo, 1999). Et l’emballement de la « guerre contre le terrorisme » sous George W. Bush (« Bush fils ») ne saurait se comprendre sans les attentats du 11 septembre 2001. Initialement, l’Administration « Bush fils » entendait recentrer sa politique extérieure sur les intérêts de puissance des États-Unis et préempter la menace chinoise. Non pas de l’isolationnisme donc, mais un redéploiement diplomatico-stratégique.

Les incertitudes du « trumpisme »

C’est avec l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, en novembre 2016, que la problématique isolationniste s’est à nouveau imposée, non sans craintes et interrogations chez les alliés, en Asie-Pacifique comme en Europe (les ambitions de la « Russie-Eurasie »), ou au Moyen-Orient (les agissements de l’Iran chiite, du Golfe à la Méditerranée, et son programme nucléaire). D’aucuns estiment qu’il s’agit plus d’unilatéralisme, de redéfinition des priorités géostratégiques et de « partage du fardeau » (« Burden-sharing »), sur fond de montée en puissance de la Chine populaire, que d’isolationnisme stricto sensu.

De fait, un autre concept fut utilisé pour donner sens, dans la double acception de signification et de direction, au trumpisme et à ses implications sur le plan international : le jacksonisme. Utilisée pour caractériser la présidence de Donald Trump, l’expression de « moment Jacksonien » renvoie au septième président des États-Unis (1829-1837). Dans une interview accordée à CNN, le 1er mai 2016, Fareed Zakaria fut le premier à établir un parallèle entre Donald Trump et Andrew Jackson : « Donald Trump, affirmait-il, est un jacksonien. Jackson représente un style distinctement populiste de la pensée américaine, différent des autres traditions politiques du pays ». Sur le plan international, ce courant populiste se distingue par une combinaison d’isolationnisme et d’unilatéralisme : « Les jacksoniens, expliquait Fareed Zakaria, ne sont pas tant exaspérés par les ennemis que par nos alliés ».

Au demeurant, c’est l’historien et politiste Walter Russel Mead qui distingue le « jacksonisme » comme l’une des traditions qui ont influencé la diplomatie américaine, à côté des Hamiltoniens (une Realpolitik avant l’heure), des Jeffersoniens (un isolationnisme pacifique) et des Wilsoniens (un internationalisme idéaliste). La figure d’Andrew Jackson, président des États-Unis, est à l’origine d’une tradition caractérisée par le souverainisme, la définition restrictive des intérêts nationaux, l’unilatéralisme et l’importance accordée à l’emploi de la force militaire. Sur le parallèle opéré entre Donald Trump et Andrew Jackson, on se reportera notamment à Richard White, auteur de « Trump’s Jacksonian Moment », dans la Boston Review (7 janvier 2017).

Toutefois, John Bolton, ancien conseiller à la sécurité de Trump, considère comme vaine cette approche savante du « trumpisme ». Dans son livre La pièce où ça s’est passé, il souligne l’absence de philosophie politique de Trump, son pur opportunisme et, dans l’esprit de l’ancien président américain, la réduction des problèmes stratégiques et des enjeux géopolitiques à un « art du deal », censé mettre en exergue son génie propre. Bref, le trumpisme ne serait pas un néo-jacksonisme mais une projection égotique de Donald Trump sur la scène internationale. Alors que les lignes dramaturgiques convergent en Eurasie – de l’Ukraine au détroit de Taïwan, jusqu’en Corée) et sur le « boulevard » moyen-oriental –, un tel diagnostic inquiète.

L’isolationnisme : une représentation de soi et du monde

En somme, l’isolationnisme américain apparait comme une représentation de soi et du monde, bien plus qu’une doctrine opératoire de politique étrangère et une pratique diplomatique éprouvée dans le temps, à moins de confondre l’isolationnisme avec la réticence historique à établir des alliances en temps de paix. Au vrai, une puissance, plus encore une superpuissance, a-t-elle réellement la possibilité de choisir d’entrer ou non dans le système international ? N’est-ce pas là une fantasmagorie ? Le jeu des forces profondes dépasse les intentions déclarées et les deux dernières guerres mondiales ont invalidé cette croyance dans les vertus de l’« abstinence » internationale. Du moins devrait-ce être le cas.

Il reste que l’isolationnisme constitue une réalité psychologique avec laquelle il faut compter, sa prévalence pouvant avoir de dramatiques répercussions sur la conduite de la politique étrangère des États-Unis (les faits psychiques sont aussi des faits). Et si les États-Unis, avec ou sans Trump, resteront engagés dans le monde, cela ne saurait dissuader leurs alliés européens d’assumer une plus grande part du « fardeau » de la défense. D’une part, les leçons de l’histoire n’empêchent pas les erreurs stratégiques, loin de là. De l’autre, les États-Unis sont réellement menacés de « surextension stratégique », plus encore avec le possible embrasement du Moyen-Orient. Il faut à l’Occident un pilier militaire européen.

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L’auteur

Jean-Sylvestre Mongrenier est directeur de recherche à l’Institut Thomas More. Titulaire d’une licence d’histoire-géographie, d’une maîtrise de sciences politiques, d’un DEA en géographie-géopolitique et docteur en géo-politique, il est professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincen-nes-Saint-Denis). Il est conférencier titulaire à l’IHEDN (Institut des hautes études de la dé-fense nationale, Paris), dont il est ancien auditeur et où il a reçu le Prix Scientifique 2007 pour sa thèse sur « Les enjeux géopoli-tiques du projet français de défense euro-péenne ». Officier de réserve de la Marine na-tionale, il est rattaché au Centre d’Enseigne-ment Supérieur de la Marine (CESM), à l’École Militaire. Il est notamment l’auteur de Le Monde vu de Moscou. Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétique (PUF, 2020), Géopolitique de la Russie (avec Françoise Thom, PUF, 3e édition, 2022), Géopolitique de l’Europe (PUF, 2e édition, 2023), et de Le Monde vu d’Istanbul. Géopolitique de la Turquie et du monde altaïque (PUF, 2023)