Une alliance russo-iranienne sur le boulevard moyen-oriental de l’Eurasie ?

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

25 avril 2024 • Entretien •


L’alliance russo-iranienne n’étant pas formalisée par un pacte solennel, similaire au traité fondateur de l’OTAN (traité de l’Atlantique Nord, 4 avril 1949), les convergences de vues, les synergies et l’appui réciproque entre Moscou et Téhéran sont parfois sous-évalués. En vérité, le rapprochement des deux pays commença dès les années 1990, dans le cadre de la diplomatie Primakov. Malgré des hauts et des bas, il n’a depuis cessé. En 2015, Moscou et Téhéran décidèrent même d’une intervention militaire combinée en Syrie. Aujourd’hui, lorsque le régime iranien vise le territoire d’Israël, Moscou, rejoint par Pékin, condamne l’État hébreu. L’observation des faits montre la réalité d’un axe géopolitique Moscou-Téhéran-Pékin, quand bien même ne serait-il pas sans limites. Entretien réalisé par Emma Collet, journaliste au service Monde de L’Express.


Les tensions entre l’Iran et Israël peuvent-elles bénéficier à la Russie, de la même manière qu’après le 7 octobre 2023 ? C’est à dire en détournant l’attention internationale portée à l’Ukraine, en regagnant de l’influence au Moyen-Orient…

Ce sont bien plus que des tensions. L’envoi d’environ de 350 drones, missiles de croisière et engins balistiques, dans la nuit du 13 au 14 avril, constitue un acte de guerre, ce qui relève du simple constat. Après des années de « guerre couverte », asymétrique et indirecte contre Israël, Téhéran a décidé de passer à une guerre ouverte. D’une façon générale, l’ouverture d’un nouveau conflit au Proche-Orient, le 7 octobre 2023, a de fait bénéficié à la Russie. Stratégiquement, Moscou a intérêt à l’ouverture de « front secondaires » car ils conduisent les États-Unis et leurs principaux alliés à disperser leur attention psychologique et leur énergie politique, à réallouer leurs efforts diplomatiques et leurs moyens militaires.

Au Moyen-Orient, le pouvoir et l’influence russe, accrus au cours de la décennie 2010, reposent notamment sur leur alliance avec l’Iran ; un fait trop longtemps minoré quand il n’était pas nié. Prisonniers de la raison analytique, bien des politiques, des experts et des observateurs de ce théâtre géopolitique ont un temps éprouvé des difficultés à élaborer une synthèse, i.e. à dégager une image d’ensemble et dire ce l’on voit. Ou peut-être étaient-ils les prisonniers de chancelleries désireuses de pratiquer un machiavélisme prétendument sage et raisonné : ne pas dire les choses afin de ne pas aggraver la situation. Pire ! Désigner l’ennemi, du moins ce qui menace, pourrait générer la situation redoutée. Vous reconnaîtrez là l’argument choc de la « prophétie auto-réalisatrice ». Un mauvais sophisme susceptible de tout expliquer et son contraire.

Les premières prises de position de l’envoyé spécial de la Russie à l’ONU, critiquant l’attaque israélienne du consulat de Damas et imputant à l’Occident collectif la responsabilité de cette crise, confirment-elles le soutien total de la Russie à « l’axe de la résistance » ?

L’alliance sino-russe surplombe et appuie cet axe du chaos. Celui-ci a été monté et dirigé par l’Iran, et ce depuis le début des années 1980, avec opiniâtreté et sens de l’opportunité stratégique. Les discours et revendications géopolitiques, les thèmes de propagande et les stratégies de Moscou, de Pékin, de Téhéran et de ses affidés sont en grande partie alignés. L’objectif collectif est de chasser les puissances occidentales du Moyen-Orient.

Bien entendu, l’alignement n’est pas total et les échelles temporelles, à Moscou, Téhéran et Pékin, diffèrent. Mais l’hostilité aux États-Unis, à l’Occident et, à l’échelon régional, à l’État hébreu, permettent d’agréger les volontés et les stratégies de ces puissances révisionnistes. D’aucuns s’en étonnent mais l’hostilité est au fondement du « Politique », compris dans son essence, c’est-à-dire comme activité originaire, consubstantielle à l’homme : « Donnez-moi un bon ennemi et je vous ferai un bon ensemble ».

Toujours est-il que Moscou et Pékin soutiennent l’Iran et rabrouent, voire condamnent Israël. Les dirigeants russes et chinois comptent ainsi rallier tout ou partie du « Sud global » contre l’Occident. Et cela marche partiellement ; ne doutons pas du pouvoir de nuisance de ces gens et de la puissance de l’« argument antisioniste ». Enfin, rappelons que le rétablissement des relations diplomatiques entre Israël et la « Russie-Soviétie » », rompues en 1967, date d’octobre 1991, deux mois avant la dislocation de l’URSS. Quant à la Chine populaire, elle ne reconnut Israël qu’en 1992. Pour atteindre leurs objectifs de puissance, Russes et Chinois sont prêts à jeter Israël en pâture.

La Russie est-elle toujours intéressée pour maintenir des relations cordiales avec Israël ? Pourquoi ?

Les relations « cordiales » entre la Russie et Israël relèvent déjà d’une autre époque, lorsque Vladimir Poutine montait son dispositif dans la région, afin d’y reprendre pied et de se poser au centre d’un jeu de relations diplomatiques dites « multi-vectorielles ». Dieu sait que la propagande du Kremlin aura su jouer sur le thème de : « La Russie parle à tout le monde ». Elle avait ses relais en France et ailleurs. Souvenons-nous qu’en septembre 2015, au moment de l’intervention militaire russe auprès de Bachar Al-Assad, en alliance avec l’Iran, les « russophiles » nous expliquaient qu’en six mois, ou guère plus, Poutine l’aurait emporté. Il réunirait tout le monde autour d’une table et apporterait une solution politique définitive à la question syrienne. Stupidité ou trahison?

L’État hébreu, ou du moins ses dirigeants, n’ont pas été les derniers à croire à de telles fariboles, avec l’idée qu’il serait toujours possible de s’entendre avec le Kremlin, pour frapper le territoire syrien, voire de jouer sur la concurrence entre Moscou et Téhéran. Au cours des deux dernières années cela explique notamment le refus israélien d’entamer une coopération militaro-industrielle avec l’Ukraine ainsi qu’une tolérance de facto à l’égard des propos antijuifs des dirigeants russes (voir l’inénarrable Lavrov, qui affirme sans sourciller qu’Hitler avait des origines juives). Surtout, ne pas contrarier la Russie, qui ne serait pas vraiment alliée à l’Iran et au régime de Bachar Al-Assad. « C’est plus compliqué » disait-on, avec des airs de grand initié. Et Poutine était campé en grand philosémite devant l’Éternel.

Depuis le lancement de l’opération spéciale du 24 février 2022, le contexte global n’est plus le même, ce qui a nécessairement des conséquences régionales. Poutine et la « Russie-Eurasie » s’inscrivent dans la logique d’une grande, guerre hégémonique contre l’Occident, avec pour perspective un nouvel ordre des choses centré sur une « Grande Asie » sino-russe, l’Iran jouant le rôle d’allié principal sur le boulevard moyen-oriental de l’Eurasie.

Sous cet angle, Israël est perçu comme un « morceau » d’Occident projeté au Moyen-Orient, allié régional des États-Unis. Cette approche prime sur les relations par ailleurs profitables que Moscou et Jérusalem avaient développées, y compris sur le plan militaro-technologique, en s’appuyant sur les nombreux Israéliens originaires d’ex-URSS (ils sont plus d’un million). Désormais, l’hostilité prime et, en regard de l’Iran et de l’« axe de la résistance », Israël pèse peu dans la balance diplomatique russe. Les dirigeants israéliens doivent se faire à l’idée : stratagèmes et doubles discours ne sauraient masquer la brutalité de cet état de fait.

Faut-il s’attendre à ce que la Russie renforce son soutien à l’Iran, non seulement sur le plan diplomatique mais aussi sur le plan militaire ? Jusqu’où la Russie peut-elle s’impliquer dans le conflit au Moyen-Orient ? Peut-elle coopérer davantage avec les organisations soutenues par l’Iran telles que le Hezbollah, les Houthis, etc. ?

Le soutien sera maintenu car, du point de vue russe, le jeu en vaut la chandelle. C’est de la fin de l’hégémonie occidentale dont il s’agit, avec en perspective un nouvel ordre mondial centré sur Moscou et Pékin. Du moins est-ce ainsi que l’on voit les choses au Kremlin. Sur le plan militaire, les relations russo-iraniennes sont étroites et croissantes (drones iraniens contre avions de combat russes, grands projets de circulation nord-sud à travers la Caspienne et le « pont iranien », etc.). Il faudrait que l’un ou l’autre éprouve une profonde défaite, ou des revers à des coûts disproportionnés, pour que cette alliance s’affaiblisse et se relâche.

Soulignons le fait que l’alliance entre Moscou et Téhéran, comme avec Pékin par ailleurs, repose sur un partage des tâches au plan régional, une division du travail pensée et conçue comme la préparation d’un partage du monde en sphères d’influence : Moscou appuie Téhéran au Moyen-Orient, tout en s’y assurant quelques « actifs » stratégiques (voir la Syrie, avec les bases de Tartous et Hmeimin) ; Téhéran soutient Moscou en Ukraine, et ce de manière active.

A une autre échelle, la Russie-Eurasie de Poutine et la Chine néo-maoïste de Xi Jinping pratiquent un jeu similaire : un « dos-à-dos », depuis l’Ukraine jusqu’au détroit de Taïwan, avec un soutien réciproque. Enfin, on commence à admettre la réalité de l’aide chinoise à la guerre russe d’Ukraine, y compris dans le domaine du renseignement géospatial.

Bref, Moscou n’a pas forcément besoin de s’engager directement au Moyen-Orient, d’autant plus que l’Ukraine n’est pas encore conquise et écrasée. Le jeu russe consiste à soutenir l’allié iranien, solidement relayé par les divers acteurs et composantes de l’« axe de la résistance ». Des synergies et des articulations souples : permettre, rendre possible, laisser faire. Observer et, au cours du processus, saisir les opportunités. En somme, « on moissonne en allant ».

L’objectif de la Russie est-il davantage de contrer l’influence des États-Unis au Moyen-Orient que de soutenir l’Iran ?

De fait, les dirigeants russes ne sont pas au service de l’Iran ; ils ont leurs vues et leurs objectifs nationaux-impérialistes ; il en va de même pour les dirigeants iraniens. C’est le propre de toute alliance, qui consiste à agréger des volontés de puissance et des intérêts de sécurité. Ne voyons donc pas dans cet « égoïsme » le signe d’une quelconque faiblesse. Il est évident qu’une alliance repose sur des intérêts mutuels, négociés avec soin, cela n’allant pas sans équivoques.

Présentement, le fait est que les convergences russo-iraniennes l’emportent sur les divergences. Souvenons-nous que Russes et Iraniens étaient censés se déchirer à propos de la Syrie ! En 2015, les docteurs Tant-Mieux nous expliquaient que l’intervention russe détruirait l’« État islamique », nous débarrasserait de Bachar Al-Assad (« Poutine et Assad ne sont pas mariés ») et refoulerait les Iraniens hors du pays (pas de « pont terrestre » chiite entre le golfe Arabo-Persique et la Méditerranée orientale).

Enfin, la stratégie russe, au Moyen-Orient et ailleurs, n’est pas uniquement guidée par des buts négatifs (contrer, empêcher, détruire). Elle est surdéterminée par des buts positifs (acquérir, conquérir, établir). En d’autres termes, l’idée directrice, au-delà de la destruction de l’hégémonie occidentale, est de fonder un nouvel ordre du monde, animé par Moscou et Pékin, avec Téhéran pour allié régional au Moyen-Orient. Ne négligeons pas cet aspect des choses : Poutine et les siens ont une « vision du monde » qui englobe et inspire leur grande stratégie. Le néo-eurasisme est l’expression de cette vision du monde. Tout cela n’est pas suffisamment pris au sérieux. Un aveuglement prétendument « pragmatique » ou la défaite de l’intelligence politique?

En cas de riposte israélienne sévère d’Israël sur l’Iran, comment réagirait la Russie ?

Le Kremlin maintiendra son soutien à l’Iran, renforcera son discours anti-occidental et cherchera à capitaliser sur le rejet de l’Occident dans cette partie du monde. Vu de Moscou, une grande guerre hégémonique est en cours, avec un décalage chronologique entre les différents théâtres géopolitiques : les événements et processus géopolitiques convergent. Tout ce qui se produira renforcera les certitudes des dirigeants russes. On ne saurait reprocher leur manque d’esprit de suite. Le culte de la puissance (la Derjavnost) leur tient lieu de religion vécue, l’Eglise orthodoxe russe, au niveau de la hiérarchie et dans ses structures, constituant un appareil idéologique d’État.

Un embrasement régional majeur au Moyen-Orient serait-il entièrement bénéfique à la Russie ? Dans quelle mesure Moscou souhaiterait-elle l’éviter ?

Objectivement, au-delà des opportunités stratégiques que les dirigeants russes chercheraient à saisir, un phénomène de cette ampleur aurait nécessairement des retombées négatives en Russie et dans ce qu’elle considère être sa sphère d’influence. C’est inévitable : tout action entraîne des conséquences voulues mais aussi non voulues, parfois contraires à l’objectif recherché. Max Weber a pointé ce « paradoxe des conséquences ». Les sociologues contemporains parlent d’« effets émergents » et d’« effets pervers », les économistes d’« externalités négatives ». Sur un plan supérieur, ce sont les lois du tragique, mises au jour dans l’Antiquité grecque.

En Occident, la claire conscience de la contingence de l’action humaine aboutit parfois à des formes d’aboulie et d’impuissance (« A quoi bon ? »). Il ne semble pas en aller de même en Russie. Tchékistes et guébistes voient tout en termes de liens et de manipulations, avec pour présupposé la toute-puissance de la volonté. Aussi pourraient-ils penser qu’une grande guerre régionale est une voie de passage obligée, et qu’il sera toujours possible de contenir les dommages collatéraux.

D’une façon générale, la Russie poutinienne se pose comme une puissance révisionniste, un État perturbateur, insatisfait de l’ordre des choses. Une telle puissance est prête à recourir à la guerre, malgré ses incertitudes et le chaos général qu’elle peut déclencher. En somme, ce serait le prix à payer. La guerre s’inscrit dans un processus géopolitique de « destruction créatrice » : on ne saurait prétendre fonder un nouvel ordre eurasiatique du monde – une « Grande Asie », centrée sur Moscou et Pékin –, sans passer par une phase de chaos, par un bouleversement général.

L’erreur de l’Occident dans l’après-Guerre froide aura été de voir en la Russie une « puissance conservatrice » attachée au statu quo international, moyennant quelques aménagements, d’où la conduite d’une moderne politique d’appeasement. Pour n’offenser personne, les dirigeants occidentaux et leurs sycophantes parlaient plutôt d’« accommodements » ! Objectivement, la « Russie-Eurasie » se pose sur la scène internationale en puissance révolutionnaire et chaotique. Poutine n’est pas un « Aufhalter », celui qui dans la Bible contient l’Adversaire. Il est un « Aufbrecher », celui qui perce et rompt les digues ; il ne cherche pas à contenir les forces du chaos mais, au contraire, il les déchaîne.

Le maître du Kremlin et les siens croient pouvoir orienter ces forces vers leurs buts de guerre et les mettre au service de leur projet géopolitique global. Le discours millénariste qui justifie ce projet donne idée de son caractère grandiloquent et du niveau des objectifs poursuivis. Aussi, cessons de croire que la guerre d’Ukraine serait réductible à une querelle de bornage, que l’appui russe à la « grande stratégie » iranienne constituerait un simple effet d’aubaine et, pour finir, que le soutien au Hamas serait l’application locale du principe des nationalités.