17 septembre 2024 • Entretien •
Entretien avec Christian Flavigny, pédopsychiatre, psychanalyste, ancien directeur du Département de psychanalyse de l’Enfant et de l’Adolescent à l’hôpital de la Salpêtrière (Paris), directeur de recherche à l’Institut Thomas More, auditionné par la commission sénatoriale le sur les soins auprès de mineurs transgenres (mars 2024), auteur de nombreux ouvrages, dont Comprendre le phénomène transgenre (Ellipses, 2023).
Qui n’a fait l’expérience de formulaires qui, au moment de renseigner les nom, prénom, sexe, proposent pour ce dernier 3 possibilités : homme, femme, autre (ou non-binaire). Ce type de questionnaire s’adresse également aux enfants qui doivent alors se déclarer fille, garçon, non-binaire ou autre. Cette question à triple entrée figurait même dans le test ev@lang, adressé par l’éducation nationale à tous les collégiens de Troisième en 2022 : le ministère de l’Éducation nationale, sollicité à ce sujet, avait immédiatement fait rectifier le test mais la question n’en est pas moins parfois posée aux enfants, à l’école ou ailleurs : est-ce que tu te sens fille, garçon, aucun des deux ? Cette question posée aux enfants vous semble-t-elle anodine ou déplacée ?
Elle est déplacée. Car elle perturbe la réflexion enfantine sur ce qu’est être un garçon ou être une fille. Les enfants savent qu’il y a deux sexes que différencient le corps de garçon et celui de fille. Mais le grand mystère pour eux est de s’approprier ce corps, donc de conquérir le masculin pour le garçon, le féminin pour la fille, qui donneront leur sens à ce corps qui leur a été dévolu par le hasard naturel. Ils cherchent à démêler ce mystère en observant ces adultes privilégiés que sont pour eux leurs parents : leur père fut petit garçon, leur mère petite fille. Eux ont donc trouvé la formule pour devenir homme et femme. C’est en se tournant vers eux que leurs enfants explorent ce que peut bien être la masculinité à conquérir pour lui, la féminité pour elle – et plus encore ce qui fait l’attraction qui en résulte entre eux, dont l’enfant sait qu’il est le fruit : la venue au monde des enfants est le sujet qui en définitive le tarabuste. Ce n’est pas l’aspect concret de la procréation qui le questionne, mais ce qui l’a motivé entre père et mère, et s’il leur fait la bonne réponse à ce qu’ils espéraient.
C’est de se sentir aimé comme leur fils pour le garçon, comme leur fille pour la fille, qui consacrera l’évidence, celle d’être garçon, celle d’être fille. Ainsi se construit une confiance suffisante permettant à l’enfant de pouvoir déclarer : « bien sûr que je suis un garçon », « bien sûr que je suis une fille ». Interroger ce processus qui est en cours durant toute l’enfance et une partie de l’adolescence, en milieu collectif et par l’interrogatoire d’un personnel non formé au débat intime que chaque enfant poursuit avec lui-même, c’est une violence psychique faite à l’enfant, un authentique viol de son intimité psychique.
Il est possible que tel enfant soit en souffrance dans ce processus de définition de son identité sexuée. Mais l’aborder en « séance d’éducation à la sexualité », c’est opérer un abcès sans désinfection de la plaie, avec des couteaux de cuisine. Le rôle de l’enseignant est plutôt d’informer les parents de sa préoccupation, s’il ressent un malaise de l’enfant, et de leur conseiller de recourir à l’avis du spécialiste psychologue ou pédopsychiatre.
Certains avancent que cette suggestion qu’on peut être ni garçon ni fille mais autre chose, non-binaire, ne troublera pas les enfants qui sont à l’aise avec leur sexe et répondront « je suis un garçon » ou « je suis une fille ». En revanche, cela permettrait à ceux qui sont en difficulté avec leur identité sexuée de pouvoir l’exprimer. Qu’en pensez-vous ?
Les enfants seront tous troublés. Mais ceux qui pourront confier leur malaise à leurs parents et qui seront rassurés par eux – « mon garçon, tu es mon fils », « ma fille, tu es ma fille » –, ceux-là verront leur malaise vite dissipé. Le malaise persistera chez ceux qui précisément ont un doute sur le fait que leurs parents soient bien comblés d’avoir un fils pour le garçon, d’avoir une fille pour la fille. Ils seront au contraire bouleversés. Loin de favoriser « qu’ils en parlent », au contraire ils tairont encore plus leur désarroi. Car, ses désarrois, un enfant a toujours tendance à s’en imputer la responsabilité, comme d’une faute – c’est ce que le psychologue ou le pédopsychiatre seuls ont compétence pour dénouer. La séance scolaire ne fera qu’accroître leur malaise, sans apporter aucune solution. Car l’enseignant, même celui investi par l’enfant, ne peut susciter la confiance permettant de s’ouvrir de questions aussi intimes, ne serait-ce que par le fait qu’il gère un collectif, rendant impossible d’extérioriser de telles inquiétudes enfantines. La séance a donc un effet contraire à l’objectif visé et, pour les plus fragiles, un effet possiblement néfaste.
Est-ce que cette façon de solliciter les enfants sur leur qualité de fille, de garçon ou d’aucun des deux est de nature à impacter le développement psychique des enfants ?
Certainement, mais c’est bien plus grave que cela. Penser que respecter les enfants comporte de les plonger dans les débats qui agitent les adultes autour de la question sexuelle est une erreur. C’est même une faute. C’est d’abord une invasion perturbatrice dans l’intimité psychique de l’enfant, induisant l’idée que se sentir proche des filles pour un garçon, ou proche des garçons pour une fille, équivaudrait à être « véritablement » de l’autre sexe. Or, c’est là l’objet d’un débat actuel : ce sentiment émane-t-il de la vie imaginaire, suscité par l’investigation qui dure toute l’enfance de ce qu’est avoir un « ressenti masculin » ou bien « féminin » ? Ou bien s’agit-il d’une réalité qui aurait fait « naître dans le mauvais corps » ? Le débat n’est pas clos mais de forts arguments penchent en faveur de la première thèse. La question posée par les séances est donc une intrusion dans la vie psychologique des enfants, au risque de les déstabiliser.
Mais c’est aussi une faute. L’enseignement aux enfants leur apporte un savoir certifié par les générations précédentes. La connaissance des désaccords que telle matière a pu susciter (l’histoire par exemple) peut leur être apportée lorsqu’ils ont acquis l’âge d’en faire un élément de réflexion personnelle. Ainsi avais-je suggéré que l’enseignement de la « théorie du genre » ne soit envisagé qu’en classe terminale, à la rubrique de la philosophie et de l’histoire des idées, et non comme une vérité révélée, statut auquel elle ne peut prétendre (voir mon livre La querelle du genre. Faut-il enseigner le gendre au lycée ?, PUF, 2012). Ce doit être l’éthique de l’enseignement, fondement de l’adhésion possible des élèves au fait de le recevoir – et de ne pas le contester, comme on le voit faire de plus en plus.
Les « séances d’éducation à la sexualité » n’ont aucune légitimité en milieu scolaire, sauf à ne concerner que l’aspect biologique du vivant dans le monde végétal et animal durant l’enseignement primaire, sans considérer l’aspect humain. Celui-ci ne peut être envisagé que plus tard dans l’enseignement secondaire, sur l’aspect de prévention d’ordre médical : le médecin ou l’infirmière scolaires seraient mieux placés pour le diffuser. Ce qui touche au vécu personnel de chaque enfant est du registre familial, strictement durant l’enfance, de façon plus ouverte à l’adolescence mais avec un droit de regard des parents sur les contenus de l’enseignement.
Est-ce que suggérer à des adolescents cette fois qu’ils pourraient être garçon, fille ou non-binaires peut causer des difficultés chez cette tranche d’âge ?
La suggestion a un effet très pernicieux que les enseignants, même les mieux disposés à l’égard des élèves, c’est-à-dire la quasi-majorité, ne peuvent pourtant contrôler. La sexualité ne peut être parlée avec les enfants que dans un cadre rendant manifeste la neutralisation du désir sexuel : donc le cadre familial avant tout par l’effet des « Interdits familiaux » qui désexualisent le lien du parent à l’enfant au plan du désir, tout en l’entretenant au plan virtuel dans la connivence du rapport complice entre parent et enfant de même sexe, portée par l’identification réciproque qui conforte l’enfant dans son identité sexuée. Le cadre médical en est un autre, axé sur le soin. Le risque est qu’un enfant fragile, en quête d’amour parce qu’il ne se sent pas aimé par ses parents selon ce qu’il attend d’eux, donne au questionnement qui lui est fait une résonnance de sollicitation sexuelle, pourtant absente du propos de l’enseignant, mais perturbante pour l’enfant. Une fois encore, l’intention de ces séances pourra demeurer banale pour les enfants à qui elles n’apporteront rien (puisque l’idée de leur nécessité prônée par le ministère est qu’il y a des familles où l’on s’abstient de parler des thèmes de la sexualité). Mais leur effet peut être catastrophique sur les enfants qui ne trouvent pas la voie d’établissement de leur identité sexuée.
Dès lors que les enfants et adolescents sont confrontés à ces questions concernant le sexe et le genre dans les médias et sur les réseaux sociaux, est-ce problématique de les solliciter à ce sujet ?
Nous sommes en plein débat social sur l’autorité. Or, celle-ci requiert d’être légitime pour être opérante (voir ma note Face à la violence des jeunes, comment restaurer l’autorité ?, Institut Thomas More, mai 2024). Les enfants et les jeunes se saisissent de ce qu’ils savent émouvoir les adultes pour attirer l’attention sur leurs malaises. S’afficher « non-binaire », c’est pratiquer le langage actuel des réseaux sociaux pour dire ce malaise – et les jeunes ont peut-être des raisons valables d’utiliser des moyens détournés pour se faire entendre des adultes. C’est le témoignage qu’ils ne sentent pas entendu et compris sans ce recours à cette provocation.
Or, les flottements de l’identité sexuée dans l’enfance et à l’adolescence, et même encore à l’âge adulte, sont connus de longue date. La « non-binarité » n’est que le vocable d’aujourd’hui, qui ne découvre rien. La légitimité, c’est que nous comprenions qu’être jeune n’est pas simple – il suffit généralement de se rappeler sa propre jeunesse, le meilleur indicateur pour comprendre les enfants et les adolescents ! Notre rôle d’adultes est de leur transmettre l’expérience de la vie, en prenant au sérieux leur désarroi sans l’entendre au pied de la lettre de leur explication, pour décoder le fond de leur interpellation : aidez-nous à grandir.