Pourquoi l’UE a déjà perdu la bataille de la prochaine génération d’IA hybride

Cyrille Dalmont, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

15 mars 2025 • Opinion •


En matière d’IA, l’Union européenne semble réagir aux avancées américaines et chinoises par de grands discours et des promesses d’investissements colossaux qui sont rarement suivis d’effets.


Le 11 février 2025, en clôture du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle de Paris Ursula von der Leyen tentait une nouvelle fois de masquer l’absence de stratégie numérique cohérente de l’Union européenne en annonçant un énième plan européen, « InvestAI », censé mobiliser 200 milliards d’euros pour l’IA européenne. La présidente de la Commission européenne affirmait que l’IA européenne serait « au service du bien et de la croissance » et se félicitait de « notre propre approche européenne, fondée sur l’ouverture, la coopération et l’excellence des talents ».

Cette déclaration s’inscrit dans ce qui est en passe de devenir une véritable tradition européenne depuis trente ans : réagir aux avancées américaines et chinoises par de grands discours et des promesses d’investissements colossaux (rarement suivis d’effets), sans jamais même envisager la construction d’une véritable politique industrielle et technologique cohérente. Le projet est grandiose sur le papier, mais avec quelles infrastructures, quelles ressources et quelle stratégie industrielle ? On l’ignore. Et on attend. Car pendant qu’ Ursula von der Leyen chantait à Paris une IA « au service du bien », le marché global se restructure déjà autour d’une nouvelle rupture technologique : celle de l’IA hybride.

Aujourd’hui, l’IA repose sur des modèles massifs en cloud et des services SaaS (System as a Service). ChatGPT (USA), Claude 3 (USA), Gemini (USA), DeepSeek (Chine), Copilot (Microsoft) et LLaMA (Meta) tournent grâce à d’immenses fermes de serveurs principalement situées aux États-Unis et en Chine. En Europe, les rares acteurs comme Mistral AI (France) et Aleph Alpha (Allemagne) qui tentent d’émerger mais restent encore marginalisés, fonctionnent également sur ce modèle. Pourtant, l’avenir de l’IA personnelle ne reposera pas sur ce modèle, il est déjà en fin de vie pour l’IA grand publique.

L’IA de demain sera hybride : elle mélangera une partie cloud et une partie locale, nécessitant un hardware dédié (objet connecté, smartphone, puces spécifiques), un peu sur le modèle des jeux vidéo en ligne massivement multi-joueurs. Cette IA embarquée réduira la dépendance aux serveurs centralisés qui arriveront à leurs limites (latence, coûts d’exploitation croissants, enjeux environnementaux) et s’intégrera directement aux appareils connectés. Apple, Google et Huawei avancent déjà dans cette direction. Or, l’Europe est totalement absente de cet écosystème : elle ne produit ni smartphones, ni OS capables de rivaliser avec Windows, macOS ou Android, ni même de puces IA performantes.

Le Sommet de Paris et l’InvestIA, présentés comme une réponse au plan « Stargate » de Donald Trump, n’ont fait que démontrer l’impuissance et le retard des Européens. Pendant que l’Europe réglemente, les États-Unis structurent une domination technologique « made in USA » totale. Le plan Stargate (500 milliards de dollars d’investissements) repose sur trois piliers : énergie bon marché, dérégulation et fiscalité attractive. Son objectif : relocaliser l’industrie numérique et garantir l’indépendance technologique des États-Unis.

Pendant ce temps, l’Europe oscille entre régulation punitive et investissements dérisoires ou inadaptés. Elle veut contrôler des technologies qu’elle ne maîtrise pas et légiférer sur des innovations qu’elle ne produit pas. Cette approche a déjà échoué pour l’IA en mode cloud, elle sera encore plus dévastatrice pour l’IA hybride. Et cette fois-ci, l’Europe risque de lever le drapeau blanc avant même que la bataille ne commence.

Car même avec un investissement massif dans son écosystème numérique, l’Europe serait actuellement incapable de fournir l’énergie nécessaire à ces industries. Le Pacte vert, lancé en 2019, impose de fait une décroissance énergétique et une électricité hors de prix. Or, une industrie sans énergie bon marché est une industrie morte. Le numérique, et plus encore l’IA, sont par essence des secteurs énergivores. Les centres de données consomment déjà des quantités colossales d’électricité (près de 3 % de l’électricité mondiale) et le passage à l’IA hybride nécessitera encore plus d’énergie.

Pour peser dans l’IA personnelle de demain, il faudrait maîtriser un écosystème numérique complet, incluant hardware, software et infrastructure. L’IA hybride ne se limitera pas aux smartphones et aux PC, elle envahira aussi les véhicules autonomes, la domotique, l’électronique embarquée et les infrastructures critiques. Elle nécessitera un traitement local pour garantir fluidité et personnalisation, tout en limitant stockage cloud et coûts énergétiques. Pourquoi est-ce inévitable ? Parce que l’IA se nourrit des interactions avec les utilisateurs. Plus ces interactions seront importantes et sauvegardées au niveau local, plus les IA seront performantes et spécialisées dans les tâches utiles à leurs utilisateurs, devenant progressivement des IA personnelles.

Un paradoxe majeur illustre d’ailleurs cette transition vers l’IA embarquée : celui d’OpenAI, leader actuel du secteur qui n’a pas encore anticipé ce basculement et ne dispose d’aucun support matériel dédié pour ses futurs modèles d’IA personnels. Alors que Google avec ses Tensor Chips, Apple avec ses Neural Engines et Huawei avec ses puces Ascend préparent l’ère de l’IA hybride, OpenAI dépend encore entièrement d’infrastructures cloud. Ce retard stratégique pourrait à terme fragiliser sa position dominante face à des concurrents mieux équipés pour fournir une IA embarquée, sécurisée et moins gourmande en ressources cloud.

L’IA est un basculement civilisationnel : elle transforme l’économie, redéfinit le travail et influence directement les choix géopolitiques et militaires. Les nations qui maîtriseront cette technologie domineront l’économie mondiale. Vladimir Poutine était hélas clairvoyant en 2017 : « L’intelligence artificielle représente l’avenir non seulement de la Russie, mais de toute l’humanité. Elle amène des opportunités colossales et des menaces imprévisibles aujourd’hui. Celui qui deviendra le leader dans ce domaine sera le maître du monde ».

Encore une fois la Commission joue les architectes d’un édifice dont elle ne possède ni les briques, ni l’énergie, ni les plans.