« Stratégie de sécurité nationale » des États-Unis · Un moment épochal pour l’Europe

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

15 décembre 2025 • Desk Russie • Analyse •


La publication par l’administration américaine d’une Stratégie de sécurité nationale (NSS-2025) est une obligation légale qui implique un lourd exercice bureaucratique et l’établissement de compromis entre les différents departments (les ministères) et agences des États-Unis. Il s’agit d’un document important qui donne des indications sur la vision du monde de l’équipe dirigeante et ses priorités stratégiques. L’auteur s’interroge sur l’attitude des Européens et les réponses à apporter à la stratégie américaine.


Présentée le 4 décembre, la Stratégie de sécurité nationale de la seconde administration Trump marque une rupture avec les documents antérieurs publiés au cours de la guerre froide et dans les trois décennies qui suivirent. Passons sur les vingt-sept références nominatives à Donald Trump, sur vingt-neuf pages, dont la personne semble mise au-dessus des États-Unis ; le fait est sans précédent et il en dit long sur la ruine de l’esprit public. Nonobstant le constant rappel que les États-Unis sont une superpuissance, la NSS-2025 confirme la volonté de l’administration Trump de renoncer au rôle de gardien du système international et de stabilisateur hégémonique. Le monde peut bien aller en enfer, les doctrinaires de l’administration Trump, en disciples inavoués d’Ayn Rand (libertarienne et non pas national-conservatrice) n’en ont cure : « Atlas shrugged ! » (littéralement « Atlas a haussé les épaules » : c’est le titre du roman le plus influent d’Ayn Rand, traduit en français sous le titre La révolte d’Atlas). En dépit de multiples répétitions sur la force sans égale de l’Amérique, ils semblent faire leur l’illusion du « grand retranchement » et de la « Forteresse Amérique » qui prévalait dans l’entre-deux-guerres (1), illusion qui s’évapora lors du bombardement japonais sur Pearl Harbor, le 7 décembre 1941.

Un manifeste MAGA (Make America Great Again), sans véritable contenu en matière d’expertise stratégique et géopolitique

Alors que la NSS publiée en 2017, lors du premier mandat de Donald Trump, qualifiait la Russie et la Chine de puissances révisionnistes qui faisaient vaciller la stabilité internationale, la première paraît n’être désormais qu’un problème européen, la seconde semblant constituer un rival géo-économique plus qu’une menace stratégique : adieu donc le grand théâtre Indo-Pacifique sur lequel il fallait pratiquer une version nouvelle et élargie de l’endiguement (le « containment ») ? Il est vrai que les références aux alliés européens sont nombreuses mais ils sont considérés comme des États-clients avec lesquels les relations seraient strictement bilatérales, monétarisées et réversibles à tout moment (2). Sur le plan stratégique, l’importance de l’Europe vient, dans l’ordre, après celles de l’« Hémisphère occidental » – ajout pompeux d’un « corollaire Trump » à la doctrine Monroe (3) – et de l’Asie-Pacifique, voire celle du Moyen-Orient !

Encore est-ce pour morigéner l’Europe, arguant à cette fin des rapports historiques et civilisationnels entre les deux rives de l’Atlantique Nord. Le continent européen, est-il écrit, sera « méconnaissable dans vingt ans ou moins », si les tendances actuelles se poursuivent. « [Son] déclin économique est éclipsé par la perspective réelle et plus abrupte d’un effacement civilisationnel ». Les symptômes mis en exergue par la NSS-2025 sont les suivants : la chute de la natalité, l’immigration et la perte des identités nationales, la répression des oppositions politiques, la censure de la liberté d’expression et « l’asphyxie réglementaire », celle-ci expliquant la part décroissante de l’Europe dans la production mondiale des richesses. « À long terme, il est plus que plausible qu’en quelques décennies au maximum, certains pays membres de l’OTAN seront à majorité non européenne », avance le document. Bref, l’Europe fait figure de « Wokistan » et d’annexe du Parti démocrate américain, considéré par Donald Trump comme un « ennemi du Peuple » (4).

En réponse aux maux de l’Europe, la NSS-2025 prône une sorte d’annexion idéologique, tout en expliquant que les États-Unis ne veulent plus s’engager dans la défense du Vieux Continent (les États-Unis sont posés en tiers et « honest broker » entre la Russie et l’OTAN, comme s’ils n’appartenaient déjà plus à cette dernière). À bien des égards, la NSS-2025 ressemble à un manifeste MAGA (Make America Great Again), sans véritable contenu en matière d’expertise stratégique et géopolitique, qui confirme plus qu’il ne révèle l’imago de la base trumpiste. Il n’en est pas moins significatif et laisse redouter le pire. Russes, Chinois, Iraniens et Nord-Coréens sont encouragés dans leurs ambitions géopolitiques, voire seront pressés de passer à l’acte avant que la « fenêtre de tir » ne se referme. L’histoire montre en effet que les Américains sont versatiles et peuvent entrer en guerre après avoir un certain temps laissé penser qu’ils étaient définitivement indifférents au sort du monde extérieur, mis en coupe par des tyrans et des despotes, d’où la nécessité de presser le pas.

L’enjeu de l’européanisation de l’OTAN

S’il ne sert à rien de s’indigner et de polémiquer, l’attitude des puissances européennes doit être ferme, d’abord et avant tout à propos de l’Ukraine, première ligne de défense du Vieux Continent face à la Russie-Eurasie. Quatre ans après l’ultimatum de Poutine à l’Occident et le lancement de son « opération militaire spéciale », le maître du Kremlin n’a renoncé à rien, en Ukraine, et dans toute l’Europe, qu’il voit au prisme de l’idéologie eurasiste, soit un petit cap de l’Asie à dominer par une combinaison de méthodes directes et indirectes. Pour ne pas se laisser marginaliser par le duo Trump-Poutine, une « coalition des volontaires » a vu le jour. Fondée sur une initiative du président tchèque Petr Pavel, le 1er mars 2025, elle regroupe trente-cinq pays opposés à l’agression militaire russe, qui veulent compenser le risque d’un désengagement américain (5).

Le 10 avril 2025, la coalition des volontaires est officiellement constituée au siège de l’OTAN (Bruxelles). À cette occasion est proposée la création d’une « Force de réassurance » dans le but de maintenir la paix en Ukraine en cas de cessez-le-feu. Concrètement, la coalition des volontaires a pour objectif de faciliter les négociations de paix entre l’Ukraine et la Russie et d’obtenir de solides garanties de sécurité pour dissuader une nouvelle agression russe, après un hypothétique cessez-le-feu (6). Ce dispositif, encore théorique, doit être repensé dans la perspective d’un lâchage de Kyïv par l’administration Trump et d’une nécessaire préservation de l’indépendance ukrainienne, au-delà du seul soutien financier, économique et militaro-industriel (la livraison d’armes et les coopérations entre industriels de l’armement). Si tel n’était pas le cas, les « volontaires » se révèleraient velléitaires et inconséquents.

Plus généralement, l’urgence de la situation exige que la réponse au désinvestissement américain de l’Europe soit préparée au plus vite. Il serait hasardeux de penser qu’un affaiblissement ou une éclipse de l’OTAN pourrait être compensés par l’« Europe de la défense », c’est-à-dire la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’Union européenne. De fait, la défense de l’Europe – de l’Atlantique au bassin du Don et de l’Arctique à la Méditerranée orientale –, excède les limites politico-institutionnelles et géographiques de l’Union européenne. Pour cette raison, le Royaume-Uni, la Norvège, l’Islande ainsi que la Turquie, sur le flanc sud-est et dans le bassin de la mer Noire, doivent être parties prenantes de la défense de l’Europe. Or, ces pays membres de l’OTAN ne le sont pas de l’Union européenne. Cette dernière a toute sa place pour mobiliser les financements nécessaires au réarmement des Européens, soutenir la modernisation des infrastructures essentielles et favoriser l’émergence d’un marché européen de l’armement, mais l’organisation de la défense de l’Europe et la coordination des efforts nationaux requièrent un cadre géostratégique élargi.

L’enjeu global réside dans l’européanisation de l’OTAN, dont les états-majors, les standards, l’interopérabilité et les savoir-faire constituent de précieux actifs géostratégiques (7). Une telle entreprise nécessiterait une grande négociation transatlantique, qu’il faut tenter. Les États-Unis assureraient la fourniture des moyens faisant défaut aux États européens membres de l’OTAN, ces derniers comblant le retrait de forces et d’équipements américains aujourd’hui déployés sur le sol européen, notamment sur le front oriental de l’OTAN. Il faudra aussi qu’ils arment plus de postes de commandement dans la structure militaire de l’OTAN, avec à l’horizon la nomination d’un officier général européen comme SACEUR (Commandant suprême des forces alliées en Europe). À terme, les alliés européens devraient acquérir les moyens permettant d’accroître leur capacité à agir collectivement, ce qui rééquilibrerait les rapports entre les deux rives de l’Atlantique Nord (8).

Nous avons vu que la défense de l’Europe dépasse les capacités politico-institutionnelles de l’Union européenne : outre l’Ukraine, sa première ligne de défense, elle requiert des pays hors de l’UE, tels que le Royaume-Uni, la Norvège et la Turquie. Par ailleurs, l’organisation modulaire de cette défense et les multiples coopérations régionales renforcées posent le défi de l’unité et de la cohérence de l’ensemble. La situation nécessite une sorte de directoire informel : un G-4 (ou E-4) réunissant Paris, Londres, Berlin, Varsovie, ou encore un G-5 (les mêmes plus Rome), qui donnerait l’impulsion, faciliterait la décision au sein de l’Union européenne et d’une OTAN européanisée, et assurerait l’interface avec Washington pour les questions diplomatico-stratégiques et militaires. Cette fonction serait cruciale : les États-Unis, qui ne se veulent plus une « puissance européenne » mais une « puissance en Europe », sont susceptibles de se comporter en « spoliateur » ( « spoiler »), rompant avec leur rôle historique de « stabilisateur hégémonique ». Si ce regroupement de puissances parvenait à établir une symmachie, c’est-à-dire une alliance politico-militaire permanente et stable, il pourrait se transformer en un Conseil de sécurité paneuropéen dont la composition évoluerait selon les questions stratégiques et les espaces géopolitiques (des membres provisoires en sus des membres permanents).

Enfin, la possibilité d’un retrait américain oblige à traiter de la dissuasion nucléaire élargie, toujours assurée à ce jour par les États-Unis (9). En vérité, l’irrésolution de Donald Trump et son mépris proclamé pour l’Europe et l’OTAN ont entamé la crédibilité sur laquelle repose l’option nucléaire. Dans une telle perspective, la France et le Royaume-Uni devraient alors assurer une stratégie de dissuasion nucléaire élargie à l’échelle de l’Europe. D’ores et déjà, les dirigeants allemands, polonais, baltes et autres prennent très au sérieux cette question. Étroitement liés sur les plans militaire et nucléaire, Paris et Londres devraient penser et conceptualiser une doctrine de dissuasion d’envergure européenne, capable de contrecarrer les gesticulations nucléaires du Kremlin. Les deux capitales pourraient coordonner leurs patrouilles de SNLE (sous-marins nucléaires lance-engins), afin de renforcer le principe de permanence à la mer, gage d’invulnérabilité des moyens de la dissuasion. Le Royaume-Uni ne possédant plus de composante aérienne, il reviendrait à la France de déployer des avions Rafale, armés de missiles nucléaires aéroportés, sur le territoire de pays volontaires, cela dans le cadre d’accords bilatéraux (10). Ces pays participeraient au « soutien logistique des opérations nucléaires » (ouverture de bases, défense aérienne et ravitaillement en vol). À terme, il devrait être envisagé une forme de « partage nucléaire », avec un système de double-clef. Bref, il faudrait répliquer les mécanismes de l’OTAN, mais sans les États-Unis, ce qui impliquerait la constitution d’un Groupe de planification nucléaire (GPN) européen (11).

En guise de conclusion

L’essentiel dans un premier temps est de réarmer, pour disposer des moyens militaires qui élargiront le champ des possibles. Ce point crucial ouvre sur la question de la puissance. Celle-ci ne réside pas dans le lyrisme des songe-creux, le volontarisme ou dans la capacité à séduire (le très galvaudé « soft power », curieusement mentionné par la NSS-2025). La puissance se définit comme la capacité à agir avec force pour imposer sa volonté, ce qui suppose déjà que l’on possède les moyens d’action requis. Il importe enfin que l’on saisisse l’esprit du temps, ce que veut exprimer le concept de « moment machiavélien » : « moment » au sens de point de compression temporel et d’accumulation des énergies ; « machiavélien » pointant l’Italie du XVIe siècle, lorsque la furia francese fit s’effondrer les équilibres entre les cités et les principautés de la Péninsule. En vérité, la situation est bien plus grave et la convergence des lignes dramaturgiques fait songer aux batailles titanesques de la mythologie. L’Europe vit un moment épochal.

Notes •

(1) On pourrait voir dans la grande stratégie d’« Offshore Balancing », conceptualisée par John Mearsheimer et Stephen Walt, le soubassement théorique de la NSS-2025. Cependant, le propos est bien plus fruste et marqué au sceau de l’idéologie MAGA. Quant à la praxis, mise en œuvre par Donald Trump et ses émissaires promoteurs ou financiers, elle est caractérisée par un affairisme et un népotisme qui devraient déranger les théoriciens néo-réalistes, amoureux de leurs modèles à prétention scientifique.

(2) Michel Duclos évoque un rapport « névrotique » à l’Europe, celle-ci étant la mère de l’Amérique et le berceau de l’Occident contemporain : « Le réarmement des Européens est le seul moyen de s’affranchir de la tutelle de l’Amérique », Le Figaro, 11 décembre 2025.

(3) Sur la « Déclaration Monroe » (elle ne devient une doctrine qu’au détour des XIXe et XXe siècles) et son contexte dit « isolationniste », voir Jean-Sylvestre Mongrenier, L’hypothèque Trump. Analyse historique de l’improbable isolationnisme américain, Institut Thomas More, Note d’actualité 91, Avril 2024.

(4) On notera le tour jacobin de la rhétorique du clan MAGA, en rupture avec celle des Pères fondateurs, horrifiés par la France révolutionnaire de 1793.

(5) Sous l’égide de la France et du Royaume-Uni, qui ont fait leur cette initiative tchèque, la coalition des volontaires compte notamment l’Allemagne, la Pologne, le Danemark, la Suède, les États baltes, l’Italie, l’Espagne, la Turquie, ou encore le Canada et l’Australie. L’OTAN et l’Union européenne, en tant que telles, en sont également membres. Le 10 juillet 2025, il est décidé d’implanter à Paris le quartier-général de la coalition.

(6) La Force de réassurance aurait pour mission d’aider à la reconstitution des forces armées ukrainiennes, de sécuriser l’espace aérien (défense antiaérienne et antimissile), et d’assurer la protection des voies maritimes en mer Noire (le rôle de la Turquie serait crucial). Elle pourrait compter de 20 000 à 30 000 soldats, déployés dans la partie occidentale de l’Ukraine et sur des infrastructures essentielles, avec l’appui des États-Unis (logistique, renseignement satellitaire, force de réaction rapide). Nombre de « volontaires » conditionnent leur participation directe à l’existence d’un tel dispositif (un « backstop »). Le fait est que les unités déployées en Ukraine devraient être capables de se porter en avant pour colmater une éventuelle brèche le long du front. Il reste que cet appui est des plus hypothétiques.

(7) Sur cette question centrale, les propos officieux de membres du Pentagone, quant au passage de relais entre Américains et Européens, doivent être pris au pied de la lettre.

(8) Le 27 mai 2025, les ministres des Affaires étrangères de l’UE se sont accordés sur un contenu européen de 65 % pour les achats en commun d’armement réalisés dans le cadre du programme SAFE. Si la négociation avec le Royaume-Uni, afin que ses industriels aient accès à ces moyens financiers n’a pas encore abouti, il existe d’autres cadres de coopération militaro-industrielle de part et d’autre de la Manche. Enfin, le Canada devrait pouvoir participer à ce dispositif.

(9) Dans le cas d’un retrait total des États-Unis, leur stratégie de dissuasion nucléaire élargie aux alliés européens s’évanouirait ; les armes nucléaires américaines (des bombes B61-12) réparties entre l’Europe (Allemagne, Belgique, Italie, Royaume-Uni) et la Turquie seraient rapatriées.

(10) Cf. Laurent Lagneau, « Le Royaume-Uni envisagerait de se doter à nouveau d’une composante nucléaire aéroportée », Opex360.Com, 1er juin 2025.

(11) Jean-Sylvestre Mongrenier, « Une dissuasion nucléaire élargie en Europe sans les États-Unis ? », Desk Russie, 16 novembre 2025.