25 juin 2024 • Analyse •
Après l’accord signé entre Vladimir Poutine et Kim Jong-un le 19 juin, l’Europe doit « renforcer son architecture de sécurité » pour contrer cette alliance euroasiatique à laquelle il faut ajouter la Chine.
Le 19 juin, le président russe Vladimir Poutine et le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un ont signé un accord global de coopération stratégique bilatérale qui stipule, notamment, que Moscou et Pyongyang s’entraideront en cas d’« agression » contre l’un d’entre eux deux. Cet accord remplace celui signé en 2000, lors de la dernière visite de Poutine en Corée du Nord, qui lui-même succédait au Traité d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle de 1961 entre l’Union soviétique et la Corée du Nord, qui contenait également une clause obligeant l’Union soviétique à porter assistance à la Corée du Nord en cas d’atteinte à son intégrité territoriale et à sa souveraineté.
La visite de Poutine à Pyongyang s’inscrit dans une triple logique. D’une part, elle marque un alignement complet de la Corée du Nord sur les positions de la Russie, Kim Jong-un apportant le soutien total de Pyongyang à l’ « opération militaire spéciale » russe en Ukraine et à la nécessaire préservation de l’intégrité territoriale de la Russie. Ce soutien n’est toutefois pas sans contrepartie. Si la Corée du Nord reconnaît explicitement les annexions russes en territoire ukrainien, elle s’attend aussi à un soutien politique et opérationnel total de la part de la Russie dans un contexte de tensions accrues dans la péninsule coréenne, légitimant, par ailleurs, ses provocations à l’endroit du Sud.
D’autre part, elle vise à alimenter les craintes d’un nouveau conflit dans la péninsule coréenne, poussant les États-Unis et leurs alliés régionaux à revoir leurs priorités stratégiques, au détriment de l’Ukraine. La Corée du Nord, depuis que la Russie a envahi l’Ukraine, est devenue un fournisseur clé de munitions pour Moscou, facilitant l’effort de guerre russe. En échange, la Russie a consolidé ses positions en Corée du Nord sur les plans alimentaire et énergétique et lui a offert un soutien précieux pour moderniser sa capacité industrielle de défense.
Enfin, elle renforce la décision de la Corée du Nord d’abandonner ses efforts de normalisation avec la Corée du Sud initiés en janvier 2024, à un moment où le renforcement de ses capacités militaires l’autorisait à poursuivre une stratégie de dissuasion plus coercitive afin de forcer l’Occident à s’engager dans des négociations sur la maitrise des armements. Aussi, le soutien aux manœuvres nord-coréennes participe de la volonté de Moscou de répondre au soutien de l’OTAN à l’Ukraine en élargissant le périmètre des menaces stratégiques pour les États-Unis et leurs partenaires à des régions éloignées de l’Europe. En effet, Moscou considère que les tensions croissantes dans la péninsule coréenne peuvent jouer en sa faveur, à l’instar de la guerre entre Israël et le Hamas à Gaza ou des tensions en mer Rouge ; ces différents conflits et tensions imposent aux Occidentaux de prendre politiquement des positions dont les conséquences sur les plans stratégique, budgétaire et industriel sont loin d’être négligeables.
A contrario et au regard des contraintes que le pacte du 19 juin impose à Moscou, on peut prévoir que la Russie pronostique que les tensions dans la péninsule coréenne ne dégénèreront pas en une guerre nucléaire ou conventionnelle. La perspective inverse obligerait Moscou à détourner une partie conséquente de ses ressources de son objectif premier : la victoire en Ukraine. Néanmoins, la Russie veut faire croire aux États-Unis, et plus globalement aux Occidentaux, qu’une guerre à grande échelle est possible, avec toutes les conséquences induites en termes de stratégie des moyens, de réallocation des ressources et surtout de priorités stratégiques : si pour les Européens, la question ukrainienne est critique, pour les États-Unis, n’est-ce pas l’Indopacifique, avec la Corée du Sud, le Japon, Taïwan et les mers de Chine ?
A cet égard, la création du SQUAD (accord de sécurité conclu au mois de mai entre les États-Unis, l’Australie, le Japon et les Philippines en vue d’assurer la sécurité de ces derniers), préfigurant d’autres accords minilatéraux de sécurité en Asie, devrait interroger les Européens sur les contours de leur architecture de sécurité et son renforcement. La poursuite par la Corée du Nord d’actions provocatrices associées aux manœuvres chinoises dans le détroit de Taïwan accréditent cette thèse et nous rappelle que la sécurité du continent européen est intimement liée à celle de l’Indopacifique et réciproquement. En d’autres termes, pour contrer l’axe euroasiatique autour du trio russo-sino-nord-coréen, auquel il est possible d’associer l’Iran, il est impératif de renforcer l’architecture de sécurité sur les marches occidentale et orientale de l’Eurasie et de coordonner les actions entre ces deux flancs. Ainsi se dessine un rapprochement entre l’axe euro-atlantique et le théâtre indopacifique.
Dans ce contexte, la coopération trilatérale entre la Russie, la Corée du Nord et la Chine pourrait être amenée à s’intensifier dès lors que Pékin juge provocatives les actions occidentales dans son hinterland maritime. Cependant, si cette perspective devrait s’entendre sur le long terme, les trois membres de cet axe ayant l’ambition commune de réduire singulièrement l’influence américaine en Indopacifique, à court et moyen termes, la situation est plus complexe. Derrière les apparences, la Corée du Nord est un terrain de compétition entre Chinois et Russes. Si Pékin est le principal partenaire économique de Pyongyang et le garant du régime, Moscou dessine les contours d’une convergence stratégique renforcée que les Chinois tentent d’encadrer. La visite à Pyongyang, en avril 2024, d’une délégation comprenant au moins un membre du Comité permanent du Politburo, une première depuis 2019, s’inscrit dans cette logique. Par ailleurs, si Moscou tend à légitimer la posture provocatrice de Pyongyang en l’associant à une coopération renforcée dans des domaines militaires et techniques clés, Pékin reste discret afin de ne pas tendre davantage ses relations avec la Corée du Sud et les pays de la région indopacifique.
De l’autre côté de l’échiquier, la Corée du Sud est partagée. Faut-il plaider la retenue et prôner un rapprochement avec la Russie pour rendre inapplicable le pacte du 19 juin 2024 et isoler la Corée du Nord ou, au contraire, réaffirmer son alignement sur ses alliés occidentaux et, à titre d’exemple, lever l’interdiction sur les ventes d’armes à l’Ukraine ? La réponse n’est pas tranchée. Elle risque, malheureusement, de n’avoir que peu d’effets sur les ambitions russes dans l’Indopacifique et au-delà.