Après le pape François, l’Église face à la modernité

Chantal Delsol, membre de l’Institut, philosophe et membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More

24 avril 2025 • Opinion •


Durant son pontificat, le pape François a voulu maintenir un équilibre fragile entre l’exigence de maintenir les certitudes célestes et la nécessité de retenir dans le giron de l’Église l’esprit moderne. Un dilemme auquel devra aussi se confronter son successeur, analyse la philosophe.


La mission d’un pape peut sembler bien étrange. Il doit gouverner une communauté qui se tient entre deux pays séparés, ou plutôt qui habite les deux pays entièrement, dans une contradiction insurmontable – le monde immanent et le monde transcendant, celui du temps présent et celui de l’éternité. Le pape François s’est acquitté de sa tâche avec ardeur et conviction, selon son tempérament propre, même si les uns ou les autres peuvent toujours critiquer certaines décisions. La tâche est ardue. C’est que les deux mondes se heurtent sans cesse, et de plusieurs façons.

La première Église de Rome, à l’époque des derniers empereurs, attendait la fin du monde pour bientôt. On ne pouvait pas croire que la résurrection du Christ n’annonce pas l’apocalypse prochaine, autrement dit la révélation. On travaillait à décrocher les hérésies et à ériger les dogmes, tout cela dans l’ambiance du provisoire, comme une armée qui campe et va lever l’ancre demain pour la bataille finale. Et puis le temps s’est étiré, étiré considérablement, et on a compris qu’il fallait gouverner non pas un moment éphémère en attendant le jugement dernier, mais des siècles dans cet entre-deux compliqué et peut-être angoissant pour lequel il a fallu s’organiser.

« On attendait le Royaume, disait Loisy, et on a eu l’Église… » Ô déception ! La « sainte Église », une institution aujourd’hui deux fois millénaire, est comme toutes les institutions humaines, l’empire de l’imperfection, où se trament à la fois les solidarités et les intérêts, les dons et les corruptions, les humilités et les vanités. Elle aspire au Royaume et n’est là que pour le préparer, mais elle se roule dans la médiocrité du monde, pure image des deux cités d’Augustin, celle terrestre et celle céleste, si mélangées qu’on ne peut les défaire l’une de l’autre, confondues comme le ciel et le vent. Ainsi, il revient au pape de répondre devant cette situation complexe, de lutter contre les carences et les vices de l’Église tout en annonçant le Royaume. Il y a des moments sinistres où l’Église ressemble à un grand navire à la dérive, accablé sous le poids de ses propres crimes pendant qu’elle fait la leçon aux autres.

Telle était l’époque des Borgia. Telle est notre époque avec les crimes de pédophilie, dont François a dû répondre. Faut-il pour autant jeter l’enfant avec l’eau du bain, supprimer l’Église ? C’est la réponse des protestants, qui se définissent comme antipapistes. Les catholiques tiennent à leur communauté imparfaite, qui attend la perfection dans l’inquiétude et l’espérance. Le philosophe Patocka, qui était agnostique, parlait de la « communauté des ébranlés ». C’est bien ce que nous sommes. On se doit d’être ensemble, et donc d’avoir un chef, quand l’existence est si remplie à la fois de souffrance et d’attente.

La postmodernité s’impose en Occident

Vivre dans les deux pays, le temporel et le spirituel, se révèle plus difficile encore depuis la saison révolutionnaire. L’Église se trouve face à la modernité, devenue postmodernité. Pour elle, c’est une hérésie, et, au cours de ces deux derniers siècles, elle s’empare de cet objet non identifié et compose avec lui avec une sorte de terreur. François a dû lui aussi répondre devant cette hérésie tentaculaire.

Il faut comprendre que l’Église s’est trouvée dans la situation de la plupart des cultures non occidentales, qui devant le succès prodigieux des idées modernes sont obligées de se poser la question : jusqu’à quel point dois-je me moderniser en abandonnant une partie de mon identité ? Mais, dans le cas de l’Église, le dilemme est plus grave, parce qu’elle repose sur des certitudes dogmatiques qui appartiennent moins à la sphère de la culture qu’à celles du Royaume : elle ne peut pas les abandonner. Une culture change et se métamorphose au fil du temps. Mais l’Église ne peut remplacer ses dogmes, qui sont d’Ailleurs. Au XIXe siècle, la modernité est considérée comme une hérésie, et l’Église condamne par des encycliques toutes ses expressions : la liberté de conscience, le libéralisme, le socialisme, la démocratie, le relativisme.

Mais à mesure que le XXe siècle s’avance, on voit bien que dans ce combat de titans, c’est la modernité qui gagne les esprits et les cœurs. Alors, dans la seconde moitié du XXe siècle notamment avec le concile Vatican II, l’Église adopte les affirmations modernes qui avaient été condamnées un siècle avant par le Syllabus et d’autres textes. Depuis lors, elle se trouve dans une situation étrange où elle ne sait pas bien ce qu’il est possible de concéder à ce déferlement, à présent postmoderne, qui menace de la submerger. Depuis les années 1960, dans nos pays, l’empire de l’Église sur nos lois morales s’est littéralement effondré, en raison de la désaffection des esprits.

Mais les choses sont encore plus complexes. La postmodernité s’impose en Occident, alors que les pays du « Sud global » demeurent davantage fidèles à la lettre de l’Église et à ses principes premiers. François a dû tout au long de son pontificat naviguer dans cette haute mer, entre des catholiques furieux d’une Église pas assez moderne, et des catholiques furieux d’une Église vendue à la modernité. L’exemple de sa décision de bénir les couples homosexuels, est significatif. Cette décision a soulevé une tempête en Afrique, où le cardinal congolais Fridolin Ambongo, en janvier 2024, a déclaré au cours d’une conférence que François contribuait ainsi à la décadence de l’Occident, et ajouté en provoquant les rires de l’assemblée : « Je vous souhaite une bonne décadence ! » On voit ainsi François tenir bon sur les principes, mais chercher à développer la compréhension des personnes, sans parvenir partout à se faire entendre.

Théologie de la libération

L’Église, depuis des décennies, s’adapte à certaines idées modernes, par exemple lorsqu’elle retire de son Catéchisme la défense de la peine de mort. Mais, sur des points plus dogmatiques, se font jour des concessions importantes à la liberté des modernes : depuis le tournant du siècle, l’enfer n’est plus ce lieu maudit où vous serez jeté en cas de fautes graves, mais un lieu où vous choisirez d’aller… étrange et jésuitique renoncement. Où l’on voit les incohérences dans lesquelles on finit par tomber. François s’est trouvé dans ce maelström. Il insiste avec obstination, mais aussi parce que cela convient à son tempérament de gauche, sur les sujets qui plaisent aux courants postmodernes. Il s’intéresse bien davantage aux migrants qu’aux classes moyennes, et n’est pas en reste sur l’écologie – mais l’Église s’est toujours penchée sur le soin de la nature, bien avant nos imprécateurs contemporains.

Enfin, quoique toujours ferme sur les principes fondamentaux, il n’a pas de mots assez durs pour condamner les traditionalistes de tous bords, messe en latin ou pas, qui sont pourtant les seuls à tenir aux principes fondamentaux. C’est son côté théologie de la libération. Autrement dit, il se tient en équilibre fragile entre l’exigence de maintenir les certitudes célestes et la nécessité de retenir dans le giron de l’Église l’esprit moderne qui vaque toujours d’un excès à l’autre. Il semble bien que la modernité ne soit plus considérée comme une hérésie – mais comment faut-il la nommer, l’apprivoiser, l’adapter ? L’Église n’a pas fini d’y passer ses siècles.

Sur les plateaux, on s’interroge : le prochain sera-t-il de droite ? Sera-t-il de gauche ? Surtout, il sera écartelé entre ici et Ailleurs. C’est ce brûlot que François laisse à son successeur.