La Pologne, acteur géostratégique émergent et puissance européenne

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé, et Jeanne Dubois-Grasset, chargée de mission à l’Institut Thomas More

Juin 2018 • Note d’actualité 51 •


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La détérioration de ses relations avec la Russie et les craintes d’une violation de son intégrité territoriale ont encouragé la Pologne à s’investir activement dans l’Union européenne et l’OTAN. Aussi, ses efforts massifs d’investissements dans son appareil de défense et les liens étroits qu’elle a noués avec ses voisins (Hongrie, République tchèque et Slovaquie en particulier) font de Varsovie un acteur géostratégique émergent qui compte en Europe. Le conflit politique qui l’oppose à la Commission européenne et à certains Etats membres ne doit pas occulter le fait que la Pologne est désormais un acteur incontournable de la défense de l’Europe.


Une fois passé l’enthousiasme suscité par la réintégration en 2004 de l’« Occident kidnappé », selon l’expression de Milan Kundera, la persistance d’une fracture Est-Ouest, tant psychologique que sociopolitique, a éloigné les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) de ceux d’Europe de l’Ouest. Bien que considérés comme des pays de seconde zone, voire des « passagers clandestins », les PECO ont œuvré à combler leur retard historique sur l’Europe occidentale. Si les fonds structurels européens y ont fortement concouru, le dynamisme des populations, des sociétés civiles et des économies de ces pays est indéniable. Après vingt-cinq années de « transition » i.e, de modernisation politique et économique, l’observation des faits invalide bien des jugements négatifs à l’encontre des PECO. Par exemple, la vitalité économique des quatre pays membres du groupe de Visegrad est digne d’être remarquée. Leur croissance annuelle moyenne est de 4,1%, soit un taux deux fois supérieur à celui des six pays fondateurs de l’Union européenne (UE).

Primus inter pares de ce groupe, la Pologne est d’ores et déjà un centre économique moteur. Pourtant, l’écono-mie n’est pas le destin. L’aggravation de la menace russe aux frontières de l’Europe, qui fait craindre une nouvelle guerre froide, met au premier plan la dimension militaire de la puissance. Venant après l’invasion de la Géorgie, en août 2008, le rattachement manu militari de la Crimée à la Russie, puis la guerre hybride menée au Donbass, ont fortement accru les tensions en Europe centrale et orientale. Autrefois partagée entre différents empires, cette partie du continent demeure le théâtre de rivalités multiples, voire de confrontations armées. La situation entraîne l’accroissement des budgets militaires. En ce domaine également, la Pologne ne démérite pas et investit dans son système de défense. Comme la majeure partie des États européens, elle privilégie l’OTAN pour sa défense. En revanche, à la différence de la France et de l’Allemagne, la Pologne n’est guère investie dans la PSDC (Politique de défense et de sécurité commune). Son scepticisme l’a conduite à se retirer de l’Eurocorps, le 28 mars 2017, alors même qu’elle allait en devenir « nation-cadre ». Varsovie a rallié la CSP (Coopération structurée permanente), en décembre 2017, afin d’éviter toute marginalisation au sein de l’UE (la Pologne n’appartient pas à l’Eurozone). Il serait pourtant réducteur d’analyser la contribution polonaise à la sécurité européenne au seul prisme de cette CSP dont la portée historique est exagérée : l’Europe de la défense n’est pas la défense de l’Europe.

Sur un plan général, il est souhaitable que le conflit entre la Commission européenne et certains États membres d’une part, la Pologne d’autre part, à propos du respect de l’État de Droit, débouche sur un juste compromis qui confirme le « règne de la loi », mais ménage aussi la souveraineté polonaise et les susceptibilités nationales (1) : la prééminence franco-allemande au sein de l’UE ne doit pas se transformer en un jeu du type « the winner takes it all ». Il convient ici de souligner l’importance du pivot géopolitique polonais. Situé sur l’axe Baltique-mer Noire, ce pays partage une frontière avec l’enclave russe de Kaliningrad (ex-Königsberg) où Moscou déploie ses missiles Iskander. Non sans raison, les Polonais craignent un nouveau coup de force russe, dans les pays Baltes ou sur leurs frontières. Aussi les choix politiques, militaires et stratégiques de Varsovie concourent-ils à faire de la Pologne un acteur clef de la défense des frontières est-européennes. La Pologne est située aux avant-postes de l’Europe et elle constitue un acteur géostratégique émergent dont la place et le rôle ne sauraient être négligés.

Le profil diplomatique et militaire de la Pologne

Situation géopolitique et alliances polonaises

Parfois décrié en France et en Allemagne, le jeu diplomatique polonais, très tourné vers les États-Unis, résulte de l’histoire de ce pays d’Europe médiane (la Mitteleuropa des Allemands). Ecartelée entre Allemagne et Russie, la Pologne a subi cinq partages de son territoire en moins de deux siècles, ce qui a façonné les représentations géopolitiques surdéterminant sa politique étrangère. Doublement opposée à la Prusse protestante et à la Russie orthodoxe, l’identité polonaise plonge ses racines dans le catholicisme qui a profondément imprégné la culture du pays et sa vision du monde. Enfin, il importe de tenir compte de la longue lutte des Polonais contre la domination soviétique et le communisme athée.

Après la chute du Mur de Berlin, le démantèlement du Pacte de Varsovie, puis la dislocation de l’URSS, la Pologne ainsi que les autres pays d’Europe centrale et orientale ont développé des liens étroits et coordonné leurs politiques extérieures, afin de préparer l’adhésion aux instances euro-atlantiques (OTAN et UE) et de prévenir toute agression russe. C’est dans ce contexte que la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie ont formé le groupe de Visegrad (1991) (2). De fait, ce forum a facilité leur intégration à l’OTAN (1999) et à l’UE (2004). Désormais, il permet de défendre des positions communes au sein de l’UE, en se distinguant de celles du duo franco-allemand et de la Commission européenne. Schématiquement, ces quatre pays entendent équilibrer le poids historique de Paris et Berlin en Europe, préserver leur identité nationale et leur souveraineté, et rapatrier certaines des compétences européennes au niveau national. Plus concrètement, l’objectif immédiat qui rassemble ces pays consiste à imposer une politique restrictive en matière d’immigra-tion. C’est d’ailleurs leur front commun contre la politique de répartition des réfugiés par quotas, proposée par Jean-Claude Juncker, président de la Commission, qu’ils sont parvenus sur le devant de la scène. Questionnant le modèle de société libérale et multiculturelle incarné par l’Europe occidentale (3), le groupe de Visegrad se pose aujourd’hui comme un groupe d’acteurs influents au sein de l’UE. A plus long terme, le rattrapage économique de ces pays devrait aussi leur permettre de peser davantage sur les décisions collectives.

Simultanément, c’est dans le cadre bien plus étendu de l’euro-atlantisme que les dirigeants polonais pensent leur sécurité et l’avenir de leur pays, alors que la « défense européenne » demeure flatus vocis. La méfiance à l’encontre du duo franco-allemand (4) et de la Commission conduit Varsovie à renforcer la confiance investie dans les garanties de sécurité apportées par les États-Unis. L’importance de l’allié américain dans les choix de politique étrangère de la Pologne remonte à l’après-Guerre Froide, alors que Varsovie préparait son adhésion et, lors de la crise irakienne, se posait en « meilleur ami de l’Amérique » (5). Publié en mai 2017, le Polish Foreign Policy Strategy désigne l’OTAN comme le pilier de sa politique de défense ce qui, en raison de la proximité immédiate de la Russie, se conçoit aisément (6). S’y ajoute le fait que la coopération militaro-industrielle avec les États-Unis renforce l’industrie nationale d’armement et rehausse le statut politique de la Pologne.

Au total, la Pologne apparaît aujourd’hui comme l’un des alliés européens les plus volontaires, notamment à travers les ressources allouées à la chose militaire. Le respect de la règle des 2% du PIB fait de la Pologne un bon élève de l’OTAN (7). La modernisation de son outil militaire et le renouvellement des équipements s’inscrivent dans un contexte international et stratégique en mutation (conjonction de menaces à l’Est et d’attentats islamistes en Europe), alors que les flux migratoires aux frontières de l’Europe, la poussée des partis dits populistes (Autriche, Hongrie, Italie) et l’euroscepticisme hypothèquent l’avenir de l’UE (8). C’est bien sûr la Russie qui menace en premier lieu la sécurité de la Pologne. Face à ce danger, la politique du gouvernement polonais est sur la défensive (9). Avec ses alliés, il vise à dissuader la Russie de tout aventurisme militaire. Pour ce faire, Varsovie accroît la contribution polonaise à la « présence avancée » de l’OTAN et, en cas d’attaque, se dote des moyens d’appuyer ses alliés (10). Le Polish Foreign Policy Strategy 2017-2021, indique trois grands axes directeurs : renforcer les coopérations stratégiques au sein de l’Europe, poursuivre une politique régionale active afin de faire converger les soutiens et, enfin, renforcer l’alliance stratégique avec les États-Unis, au moyen d’un engagement accru dans l’OTAN. Cette politique étrangère est soutenue par un effort budgétaire conséquent au plan militaire.

Un grand programme de réarmement

Depuis 2014, la Pologne, comme bien des PECO, a consacré une part accrue de son PIB à sa défense. Avec la Bulgarie, la Grèce et la Roumanie, elle est actuellement l’un des pays européens qui investissent le plus en matière de défense. Alors que son budget ne représentait que 1,85% de son PIB en 2014 (11), il est estimé à 2,07% pour l’année 2018 et s’élèvera à 2,5% en 2030. En août 2017, le ministre adjoint de la Défense, Tomasz Szatkowski, a annoncé une augmentation de près de 45 milliards d’euros sur les quinze prochaines années, afin de poursuivre la politique de modernisation de ses équipements militaires engagée depuis 2013 (12). Renouveler ses matériels datant de l’ère communiste, disposer d’une force combattante utilisant les dernières technologies et se placer parmi les armées européennes les plus modernes constituent trois objectifs majeurs de la Pologne.

Conscient des carences de son appareil militaire et des besoins auxquels il devra faire face, l’État polonais a décidé de constituer un réseau intégré dans l’industrie d’armement, ce que les spécialistes nomment un « cluster » (13), en vue de soutenir les entreprises nationales. En 2013, le Polska Grupa Zbrojeniowa (PGZ) a vu le jour. Regroupant 17 entreprises en 2014, il en compte aujourd’hui 60, pour un chiffre d’affaires de près de 1,05 milliard d’euros par an (4,5 milliards de zlotys) (14). A moyen terme, la restructuration des industries d’armement s’inscrit dans une logique internationale, l’objectif étant de peser de manière décisive dans les équilibres industriels européens et mondiaux. Le groupe PGZ doit pouvoir se positionner face aux géants du secteur que sont Thalès, MBDA, Naval Group, Saab ou encore Lockheed Martin. Redorer l’image de la Pologne au niveau international et plus encore au niveau européen – à la suite des sorties remarquées de l’ancien ministre de la Défense Antoni Macierewicz (2015-2018) – et ainsi, inscrire l’industrie polonaise comme un acteur incontournable du monde la défense, une ambition portée par le PiS, (Parti Droit et Justice) au pouvoir depuis 2015. Sur le plan strictement économique, l’industrie d’armement polonaise devrait tripler son chiffre d’affaires d’ici à 2030 et réaliser la moitié de ce dernier à l’export, grâce notamment à l’élaboration de nouveaux produits dans les domaines du « cyber » et de l’espace.

Sur des temps plus courts, le Polish Army Modernisation Plan 2013-2022 prévoit d’investir près de 14 milliards d’euros (environ 60 milliards de zlotys) dans la modernisation et l’achat de nouveaux matériels. Dès 2013, la Pologne a acquis 119 chars Leopard, rejoignant les 128 chars 2A4 acquis en 2002 (15). Quelques semaines après cet achat, Varsovie a acheté 307 véhicules blindés Rosomak supplémentaires pour un montant de 1,8 milliard d’euros (7,7 milliards de zlotys). En 2015, elle a fait l’acquisition de camions Jelcz 442.32 pour une valeur de 105 millions d’euros (un peu moins de 450 millions de zlotys) sur trois ans. Dans le domaine aéronautique cette fois, à la suite de la rupture surprise du contrat d’achat de 50 hélicoptères multirôle Caracal avec le constructeur français Airbus Helicopters (pour un montant de 3,14 milliards d’euros), Varsovie a annoncé avoir passé un contrat d’achat de 21 hélicoptères Black Hawk américains (octobre 2016). S’en est suivie sur la période 2016-2017, la signature de nombreux partenariats avec des entreprises étrangères comme Bell, Lockheed Martin, Leonardo pour les hélicoptères, MBDA et Northrop Grumman pour les systèmes de missiles, Thales TDA pour les systèmes de roquette à induction, Naval Group et Saab pour les outils aéronavals ainsi que Rolls Royce pour les moteurs. Plus récemment, le 28 mars 2018, le gouvernement polonais a signé un contrat d’acquisition du système antimissile aérien Patriot pour un montant de 3,8 milliards d’euros (16,2 milliards de zlotys). Son installation près de la frontière avec la Russie, en réponse aux missiles Iskander-M, déployés dans l’enclave de Kaliningrad (l’ancienne Königsberg), devrait être effective en 2022, la première phase du système Patriot étant opérationnelle en 2023.

Terre et mer

Le niveau des enjeux géostratégiques en mer Baltique ont aussi conduit le National Security Bureau à élaborer un Poland’s strategic concept for maritime security (2017), document qui programme la modernisation des forces navales. Importante composante de la sécurité du territoire polonais, la marine polonaise doit disposer des capacités nécessaires en cas d’intrusion dans son espace maritime, pouvoir assurer sa sûreté maritime donc, mais également disposer des moyens de participer aux missions de l’OTAN et de l’UE en mer Baltique (la participation à des missions communes est inscrite dans les documents de référence des Polish Maritime Forces).

Dans ce cadre, le Ministère de la Défense et le Trésor ont obtenu le rachat par l’État du chantier naval de Stocznia Marynarki Wojennej S.A. (mai 2017). Situé à Gdynia au bord de la mer Baltique, ce chantier va permettre la modernisation de trois petites corvettes lance-missiles de la marine polonaise ainsi que la construction de navires OPV, ce qui assurera le maintien en condition opérationnelle des différents bâtiments de sa flotte. Les efforts de modernisation et de refonte de leur stratégie navale ont encouragé des pays européens comme la Suède à se tourner vers la Pologne pour la qualité de ses infrastructures. Ainsi le Ministère suédois de la Défense a-t-il déclaré avoir choisi la base navale de Polish Nauta à Gdynia pour assurer la construction de la plateforme du futur bâtiment de renseignement de la Marine suédoise (16). Quelques mois plus tard, dans le cadre du salon MSPO (17), le groupe français Naval Group annonçait par la voix de son PDG Hervé Guillou le développement d’un contrat de partenariat avec la PGZ, susceptible à terme de déboucher sur la construction de sous-marins et de participer à la modernisation des navires de défense côtières et patrouilleurs-dragueurs de mines polonais (18).

Les efforts de modernisation de l’armée polonaise ne sont pas limités aux domaines maritime et aéronautique. La dégradation des relations russo-polonaises a conduit Varsovie à renforcer ses forces terrestres et à les repenser. En 2016, l’effectif total des forces polonaises était de 124 350 personnes, dont 101 500 soldats, 20 000 réservistes et 2 850 cadets (19). Deux ans plus tard, l’effectif total compte 144 142 personnes pour 110 000 soldats, 12 000 réservistes, 17 142 soldats de la force territoriale et 5 000 cadets (20), soit une augmentation de 15,9%. Cette croissance s’explique en grande partie par la création de l’Armée de défense territoriale, voulue par l’ancien ministre de la Défense Antoni Macierewicz, en juin 2016. Cette Wojska Terytorialnej Obrony (WTO), qui regroupe des civils ayant suivi une formation militaire, constitue le « 5e corps de l’armée polonaise » (en complément de l’Armée de Terre, de l’Armée de l’Air, de la Marine et des Forces spéciales). A terme, le gouvernement polonais espère que cette force comptera près de 50 000 civils. Opérationnelle d’ici à 2020, elle recrutera en premier lieu dans les régions de l’Est, voisines de la Russie. Les futurs soldats signeront un contrat allant de deux à quatre ans et percevront une solde de 116 euros (500 zlotys) par mois, ce qui sera un argument de taille dans certaines régions.

A moyen terme, le gouvernement compte sur des forces armées totalisant 150 000 hommes, ce qui placerait la Pologne au rang de deuxième puissance militaire européenne, quantitativement parlant (derrière la France). Par ailleurs, s’ajoute à l’armée régulière un vivier de près de 100 000 jeunes civils appartenant à des groupes paramilitaires qui, avec le soutien actif de l’État, se préparent à la guerre et apprennent les rudiments des tactiques et techniques de combat. La légalisation et la protection du statut de ces groupes paramilitaires, placés depuis 2014 sous la tutelle du Ministère de la Défense (21), sont semblables aux choix faits par l’Estonie, la Lettonie et surtout l’Ukraine, quelques mois après le début du conflit dans le Donbass (2008). En conséquence, l’augmentation des effectifs, combinée à des efforts d’investissement ciblés, et le renouvellement des capacités militaires ont permis de participer à un nombre accru d’opérations et de missions militaires. En 2016, la Pologne participait à cinq opérations extérieures (UE et OTAN confondues) mobilisant 562 soldats et personnels civils (22). Deux ans plus tard, elle est engagée dans dix opérations qui engagent 1548 soldats et personnels civils – soit un triplement des effectifs mobilisés (23).

Depuis cinq ans, les investissements massifs de la Pologne dans son appareil de défense représentent autant de contributions à la défense de l’Europe et ce, sans attendre la création d’un Fonds européen de défense et la mise en œuvre d’une CSP. Certes, ce programme de modernisation s’inscrit dans une coopération militaro-industrielle privilégiée avec les États-Unis, mais n’est-ce pas le cas de la plupart des États européens ? Seule une poignée d’entre eux sont des producteurs d’armement et le plus grand nombre privilégie la consolidation des garanties de sécurité américaines. Blâmer la seule Pologne pour cette situation serait à la fois injuste, contrefactuel et vain. En dernière analyse, soulignons-le, la modernisation des armées européennes n’a pas pour finalité prioritaire d’ouvrir des marchés, mais de renforcer la posture de défense et de dissuasion des Alliés. Sur ce point, la Pologne assume sa part du fardeau.

Ambitions régionales et solidarités géopolitiques occidentales

Initiative des Trois Mers et recherche de points d’appui dans la lointaine Asie

Le dynamisme économique de la Pologne, huitième économie de l’UE (24), ainsi que les responsabilités politico-militaires assumées en Europe invalident l’idée d’un pays réduit à quémander auprès de Bruxelles des fonds d’aide à la modernisation et au développement de ses infrastructures et, auprès de Washington, des garanties de sécurité (25). Plus particulièrement, sa politique régionale sur l’axe Baltique-mer Noire en fait une puissance émergente, garante avec ses alliés de l’équilibre et de la stabilité en Europe médiane.

Point central de sa politique étrangère, cette politique de rapprochement des pays de la région a contribué à renforcer son poids dans l’UE. L’ambition de réunir et mobiliser les PECO, afin de contrer la menace russe et de porter la voix de cette partie de l’Europe, rappelle la politique volontaire développée par le général Józef Piłsudski (1867-1935) dans l’entre-deux-guerres. Le projet du fondateur de la deuxième République polonaise reposait sur un constat simple : la réalité d’un rapprochement germano-soviétique (cf. le traité de Rapallo, 1922) et le risque pour la Pologne d’être prise en étau entre ces deux menaces. Afin de desserrer cette emprise et de constituer un espace de sécurité, une alliance régionale devait prendre forme, de la Baltique au Caucase (26). Aujourd’hui, les différends avec l’Allemagne ne sont plus de même nature. L’appartenance des deux pays à l’UE et à l’OTAN rend inutile une telle politique à l’Ouest. En revanche et du fait des pressions russes, la volonté de former un rempart protecteur à l’Est demeure (27). A ces fins a été mise en place l’Initiative des Trois Mers, en août 2016, sur proposition de la Pologne et de la Croatie. Cette coopération régionale fait écho au projet d’Intermarium de Piłsudski. Sur un plan géoéconomique, l’idée consiste à relier la Baltique, l’Adriatique et la mer Noire en développant les infrastructures dans le domaine des transports, des télécommunications et de l’environnement. Douze États d’Europe centrale et orientale sont parties prenantes (28). Ce projet de coopération interétatique était au centre de la campagne présidentielle d’Andrezj Duda, en 2015, ce dernier y voyant le moyen de « promouvoir l’unité et la cohésion de l’Europe ». Aux États-Unis, le général James L. Jones, président de l’Atlantic Council, soutient ardemment ce projet qu’il souhaite voir devenir un axe prioritaire dans la politique étrangère de Donald Trump (29). Il pourrait comporter une forte dimension énergétique (exportation du gaz russe dans l’espace Baltique-mer Noire).

Parallèlement à cette association régionale dont Varsovie a pris la tête, la Pologne lutte en effet pour sa sécurité énergétique. La politique commerciale offensive de Gazprom en Europe et le projet de Nord Stream 2 font redouter une dépendance accrue des PECO à l’égard du gaz russe, avec la menace d’une rupture des approvisionnements dans le cas d’une grave crise diplomatique entre Est et Ouest. On se souvient qu’il s’agit là d’un héritage de la domination soviétique en Europe médiane et de la « division socialiste du travail » au sein du COMECON, Moscou assurant la fourniture de pétrole et de gaz à ses satellites. Cet héritage encombrant pèse encore sur la situation énergétique des PECO (30). Aussi le gouvernement polonais entend-il trouver d’autres sources d’approvisionnement et se porte à l’avant-pointe du combat contre la domination énergétique russe. Simultanément, il lui faut renégocier les contrats avec Gazprom et conserver des relations bilatérales suffisamment apaisées avec Moscou. Le contrat d’approvisionnement entre Gazprom et la Pologne arrivera à son terme en 2022, ce qui laisse à Varsovie quatre ans pour diversifier ses approvisionnements. Plusieurs accords ont été signés avec la Norvège (31), le Qatar (2009) et les États-Unis (2017). Dans ce dernier cas, l’objectif consiste à importer du gaz naturel liquéfié par le biais de la société Cheniere Energy (un terminal gazier polonais a été construit en Baltique). D’autre part, la Pologne souhaite aujourd’hui se tourner vers l’énergie nucléaire pour limiter la part du charbon dans le « mix » énergétique du pays (le charbon, source d’importants rejets de C02, assure 80% de la production électrique nationale). Dans un entretien accordé à Nasz Dziennik, le ministre de l’Energie Krzysztof Tchórzewski, souligne que l’énergie nucléaire – qui ne produit aucune émission de C02 – permettrait d’atteindre des taux d’émission compatibles avec la législation européenne. Consciente des coûts de construction d’une centrale nucléaire, la Pologne souhaite malgré tout poursuivre ce projet et ainsi respecter les règles européennes.

La Pologne se bat également sur un autre front en s’opposant au projet Nord Stream 2 (32). Ce projet de gazoduc, d’une longueur de 1 250 km, relierait la Russie et l’Allemagne par la mer Baltique, doublant ainsi le Nord Stream 1. Il vise à acheminer 55 milliards de mètres cubes supplémentaires de gaz russe vers l’Europe chaque année, en contournant l’Ukraine. Face à cette éventualité, la Pologne tente de rallier une partie des pays voisins de l’Ukraine afin que cette dernière ne soit pas affaiblie plus encore par ce gazoduc germano-russe. Jusqu’à la rencontre avec le Président ukrainien Petro Porochenko, le 10 avril 2018, le projet de gazoduc était soutenu mordicus par Berlin qui voyait cette réalisation comme un projet purement commercial, et non un possible moyen de pression du Kremlin relevant d’une logique géopolitique. A la suite de l’affaire Skripal (4 mai 2018), lors de laquelle Berlin a apporté son soutien au Royaume-Uni, le ton a changé. Des garanties ont été demandées à la Russie afin que l’Ukraine ne soit pas totalement contournée par les flux de gaz russe (ce qui réduirait à néant les droits de transit de Kiev). Les États-Unis constituent un soutien de poids à la position polono-ukrainienne. Le 15 juin 2017, le Sénat américain a adopté un projet de loi menaçant d’amendes, de restrictions bancaires et d’exclusion aux appels d’offres américains, toutes les sociétés européennes qui participeraient à la construction de pipelines russes, une initiative saluée par Varsovie. A l’instar du Danemark, d’autres pays de la Baltique sont également réservés à l’égard du Nord Stream 2, un projet qui n’est d’ailleurs pas soutenu par la Commission européenne (il accentuerait la dépendance à l’égard du gaz russe).

A l’échelon euro-asiatique, Varsovie cherche parallèlement à développer de nouveaux partenariats commerciaux, non sans arrière-pensées géopolitiques. Ainsi ces efforts lui ont-ils permis de tenir un rôle majeur dans l’élaboration du partenariat « 16+1 » avec la République Populaire de Chine (RPC). Signé à Varsovie, en avril 2012, avec l’ancien Premier ministre chinois Wen Jiabao, ce partenariat a pour objectif de favoriser les investissements et les échanges commerciaux entre Pékin et les PECO, y compris des États balkaniques n’appartenant pas l’UE (33). On retrouve ici le projet chinois de « Nouvelles routes de la soie », aujourd’hui désigné par l’acronyme BRI (Belt and Road Initiative).

Compte tenu de la diversité des seize pays signataires et de l’hétérogénéité de leurs intérêts, l’importance de cette coopération et plus encore sa portée géopolitique ne doivent pas être exagérées. Toutefois, la politique de rapprochement entre la Pologne et la RPC, qui consiste pour Varsovie à trouver un appui dans le dos de la Russie, pourrait avoir des conséquences sur les relations avec les États-Unis. On sait que Washington et Pékin sont engagés dans un conflit commercial rampant, faisant craindre une guerre commerciale et de lourdes répercussions économiques (34). La Pologne pourrait donc être amenée à corriger ce tropisme chinois, afin d’éviter une dégradation de ses relations avec les États-Unis et de mettre en péril le partenariat polono-américain. Accessoirement, rappelons que Paris, Berlin et la Commission européenne sont désormais alignés pour exiger un strict contrôle des investissements chinois dans les secteurs stratégiques de l’économie. Il reste que la tentative d’établir un partenariat économique et commercial avec Pékin, aussi complexe soit-elle d’un point de vue géopolitique, donne idée du poids nouveau et des ambitions de la Pologne. Celle-ci ne peut décidément plus être présentée comme un pays de second rang, en marge du noyau franco-allemand et de l’Europe rhénane.

Un nécessaire approfondissement de la coopération militaro-industrielle

Malgré la tentation de la Pologne de faire cavalier seul sur un certain nombre de questions ou de prendre la tête d’une sorte de lobby eurosceptique, il importe de revenir sur les opportunités ouvertes par l’établissement d’une CSP européenne, le 11 décembre 2017 (35). Présenté par la Commission européenne, le 2 mai 2018, le prochain budget européen pour la période 2021-2027 marque la volonté d’impulser une dynamique nouvelle à la PSDC qui prend l’allure d’une « Europe des capacités » (36). En effet, l’enveloppe des dépenses allouée à la « défense européenne » devrait passer de 50 millions d’euros (2014-2020) à près de 20 milliards d’euros (2021-2027). Ce tournant budgétaire permettra à la Pologne, comme à d’autres pays européens, de positionner son industrie sur de nouveaux marchés, favorisant ainsi l’organisation de nouveaux partenariats militaro-industriels en Europe.

En l’état actuel des choses, la situation n’est évidemment pas satisfaisante, la Pologne portant une part de responsabilité dans l’insuffisante coopération européenne. En effet, la concurrence de groupes américains et européens dans les appels d’offres du gouvernement polonais a le plus souvent tourné à l’avantage des États-Unis ces dernières années (Lockheed Martin en tête), et ce malgré les efforts d’adaptation au marché polonais consentis par les entreprises européennes. Lors de la signature de contrats d’armement, Varsovie exige de conséquents transferts de technologie de la part des entreprises étrangères (37). L’objectif, classique au demeurant, consiste à renforcer l’industrie d’armement polonaise, à la hisser au niveau des entreprises étrangères et à moyen terme, pouvoir rivaliser un jour avec les plus grands groupes de défense. Le 18 avril dernier, Mateusz Morawiecki, chef du gouvernement polonais, déclarait que « l’industrie de défense polonaise serait reconnue dans le monde entier dans les prochaines années » (38). De fait, la publication des chiffres annuels de la PGZ a mis en évidence le potentiel des firmes polonaises et leurs perspectives d’évolution pour les quinze prochaines années. L’année 2017 aura notamment marqué un tournant dans l’activité et la croissance de la PGZ, avec une augmentation soutenue de ses exportations. En 2017, ce groupe a exporté pour près de 186,4 millions d’euros (798 millions de zlotys), soit une croissance de 42,5% par rapport à 2016. Bien que le marché intérieur de la défense et le marché civil constituent ses principaux vecteurs de croissance, cela n’interdit pas à ses dirigeants d’identifier des fenêtres d’opportunité pour l’exportation de ses produits dans les prochaines années. En conséquence, la PGZ prévoit que ses recettes d’exportation avoisineront les 467 millions d’euros (2 milliards de zlotys) d’ici 2022, près de 700 millions d’euros (3 milliard de zlotys) en 2025 et près de 1,17 milliard d’euros (5 milliards de zlotys) en 2030 (39).

Bien que les dépenses militaires polonaises soient importantes, il est toujours complexe pour les entreprises européennes de défense de pénétrer ce marché. Les grands groupes français tels que MBDA, Thales ou encore Airbus sont à la peine, contrairement aux entreprises américaines. Cela dit, les succès de petites entreprises françaises, très spécialisées et agiles en revanche, invitent à nuancer le tableau. Alors que le 7 mai dernier était annoncée la suppression d’un appel d’offres concernant l’achat d’hélicoptères pour lequel seul Airbus Helicopter était en lice (40), l’entreprise française ATDI remportait deux contrats d’ingénierie pour les chemins de fer polonais face notamment à Thales (41). Déjà présente en Pologne, ses logiciels de calcul et de gestion des fréquences sont utilisés par les ministères de l’Intérieur, de la Défense ainsi que par la police aux frontières polonaises. A moyen terme, ce type d’entreprise ne constituerait-il pas une porte d’entrée des entreprises françaises sur le marché de défense polonais ? Compte-tenu de l’ambition affichée par le gouvernement polonais et la PGZ (42) de produire leurs propres satellites, de se doter des dernières technologies et de perfectionner les technologies cyber, les capacités techniques et technologiques dont disposent de nombreuses entreprises pourraient intéresser dirigeants, industriels et militaires polonais. Parmi les start-up soutenues par le ministère français des Armées, dans le cadre d’un programme d’accompagnement logistique et d’un soutien financier public (43), certaines de ces entreprises pourraient se positionner sur de futurs projets tournés vers les besoins polonais. Soutenue depuis 2010 par la Direction Générale de l’Armement (DGA), la start-up Kalray – spécialisée dans la miniaturisation des processeurs et la vitesse de calcul combinées à l’intelligence artificielle – possède un temps d’avance sur ses concurrents américains et asiatiques. Cela pourrait distinguer Kalray de ses concurrents. Autre atout : le pôle Intelligence Campus Entreprise, créé par la Direction du renseignement militaire (DRM). Cette structure rassemble des start-up et des centres de recherches universitaires autour des thématiques de géo-intelligence spatiale, du linguisme d’écoute, d’imagerie ou d’électromagnétisme. Opérant en liaison étroite avec de grandes entreprises et groupes de défense, Kalray constitue un vivier de ressources mobilisable pour des projets d’envergure. Du côté des grandes entreprises, l’industriel Naval Group – en concurrence avec l’allemand TKMS et le suédois SAAB – attend la décision du gouvernement polonais sur l’attribution du contrat de construction de trois ou quatre sous-marins. L’attribution de ce contrat à l’industriel français serait un signe d’apaisement entre Varsovie et Paris, après la crise provoquée par la rupture du contrat d’Airbus Helicopter (2016). Si la volonté de Varsovie de développer son tissu industriel et ses industries de défense est légitime, il est souhaitable que la Pologne donne des signes positifs pour de futurs programmes d’échange et de partenariat qui seront autant de contributions au partage du fardeau de la défense (le fameux « burden sharing ») entre les deux rives de l’Atlantique.

L’OTAN, encore et toujours

Au-delà des questions industrielles et de l’accès au marché polonais, où de fait une plus grande coopération européenne serait requise, il n’en est pas moins vrai que la défense collective de l’Europe relève encore et toujours de l’OTAN. Si, du fait de la prégnance du discours gaulliste, cette vérité d’évidence n’est pas pleinement admise en France, la primauté que Varsovie accorde à l’Alliance atlantique n’est en rien une exclusivité polonaise. En Europe, nulle puissance n’a suffisamment de force et de légitimité pour tenir le rôle de « stabilisateur hégémonique » et se substituer aux États-Unis, et ce ne sont pas les saillies anti-Trump ou les considérations sur l’émergence d’un nouveau leader du monde libre, quelque part entre la Seine et la Spree, qui modifieront les « fondamentaux » de la situation géopolitique. Aussi l’engagement clair et assumé des PECO, plus particulièrement de la Pologne, dans les structures et les missions de l’OTAN constitue-t-il bien une contribution à la défense de l’Europe. La mission « Atlantic Resolve » et le renforcement de la « présence avancée » de l’OTAN, décidés lors du sommet du Pays de Galles (Newport, 4-5 septembre 2014) (44), concernent au premier chef la Pologne et les pays de la région. La présence de troupes au sol et de matériels supplémentaires sur l’axe Baltique-mer Noire, aux frontières de l’Europe, représentent de précieuses garanties de sécurité, dans la perspective d’une grave crise avec la Russie. Dans le même sens, l’installation en Roumanie du centre de commandement d’une batterie de missiles intercepteurs et l’acquisition par Varsovie, le 28 mars dernier, du système de missiles Patriot constituent des outils supplémentaires pour la protection du continent européen. Autre initiative de Varsovie et de Bratislava, soutenue par la Hongrie, la Roumanie, la Croatie, la Slovénie, la Lituanie, l’Allemagne, l’Italie et la République tchèque, l’installation à Cracovie du vingt-quatrième centre d’excellence de l’OTAN, le 19 octobre 2017. Capable de mener des exercices et également des expertises liées au contre-espionnage, ce centre vise à étendre les capacités de l’OTAN en matière de contre-espionnage ainsi qu’à améliorer l’interopérabilité de ses forces (45). Dans ce contexte, le général de corps d’armée Ben Hodges, commandant des forces américaines sur le territoire polonais, a pu déclarer que la Pologne « deviendrait le centre de gravité des opérations américaines en Europe ». Mené dans un cadre transatlantique, ce grand effort militaire en Europe médiane mène à nouveau au groupe de Visegrad, ici appréhendé comme espace géostratégique et non plus seulement comme forum diplomatique. Le 14 mars 2014, les quatre pays fondateurs de ce groupe signaient un pacte militaire : la Coopération de Défense d’Europe Centrale (CDEC), actuellement présidée par Viktor Orban, Président de la Hongrie. Ledit pacte a pour objectif de coordonner les politiques de défense de ses signataires et de créer une unité de combat commune, disponible pour des missions de l’OTAN ou de l’UE. Tomasz Siemoniak, ministre polonais de la Défense en 2014, avait alors déclaré que les évènements en Ukraine rendaient obligatoire « une coopération plus dynamique » entre ces pays. Aujourd’hui, le V4 s’est renforcé. Compte tenu de la dégradation de la situation dans les Balkans et à proximité de la frontière russe, la convergence de leurs politiques de défense ainsi que l’élaboration de partenariats privilégiés relèvent du système de coopération (46). Si ce rapprochement est parfois perçu en Europe occidentale comme une nouvelle preuve du particularisme centre-européen, les initiatives du V4 devraient davantage être appréciées au regard des menaces qui pèsent sur le continent et ses frontières orientales. Dans la nouvelle guerre froide qui, volens nolens, oppose la Russie à l’Occident, les coopérations renforcées entre les pays de l’Europe médiane trouvent toute leur place.

Trop souvent, les pays du V4 sont ramenés à un certain nombre de dérives et considérés comme des « démocraties illibérales » (47). Certains des reproches adressés à leur encontre sont indéniables et il n’est pas sûr qu’on puisse les regarder comme des points aberrants sur une courbe fondamentalement bien orientée. Passons sur le fait que toutes les formes de fédération ou de confédération existantes ont été, ou sont traversées par des conflits de compétences et d’interprétation des règles communes entre les différents échelons de pouvoir comme entre leurs différents membres. Il importe donc de rompre avec l’archétype du fédéralisme heureux, d’autant plus que l’UE n’est précisément pas une fédération. Située quelque part entre grand marché et fédéralisme partiel (voir l’Eurozone), elle constitue un vaste Commonwealth paneuropéen aux solidarités relâchées. Si, dans bien des domaines, il serait souhaitable que l’on aille plus loin, les points d’appui et les facteurs porteurs d’une telle dynamique  se  dérobent.  A contrario,  le  « populisme »  et  la  tentation  du  « chacun pour soi » multiplient les obstacles. Aussi et surtout, il n’existe pas de fédération sans fédérateur. Or, cela a été indiqué plus haut, ni la France, ni l’Allemagne n’ont la force, la puissance et la légitimité requises pour mener une entreprise de ce type.

Plutôt que de prétendre donner corps à cette fiction théorique qu’est le contrat social rousseauiste, en attendant que chaque État membre de l’UE renonce volontairement à sa souveraineté, au profit d’une instance fantôme, il semble plus sage de concentrer l’effort collectif sur quelques points clefs : la consolidation de l’Eurozone, le durcissement de l’espace Schengen et le contrôle des frontières extérieures, l’« Europe des capacités » au plan militaire. Et si l’on doit mettre un nom sur ce Commonwealth renforcé qu’il s’agit de faire advenir, peut-être faudrait-il parler de confédération. Quant aux risques et menaces qui pèsent sur l’État de droit dans un certain nombre de pays, la situation exige du tact (au sens de tactique) et un sens certain de la diplomatie. Le maintien d’une cohésion géopolitique minimale est à ce prix. En revanche, il serait juste et bon de prendre pleinement conscience de la contribution de pays comme la Pologne, plus généralement du V4, à la défense et à la sécurité de l’Europe. Ce qui nous ramène à l’OTAN, l’autre grand pilier continental sans lequel la perpétuation de l’UE serait difficile à envisager dans la durée.

Conclusion

L’Union européenne se trouve aujourd’hui à un tournant politique et stratégique de son histoire. La sortie en 2019 du Royaume-Uni, pour autant que la date effective du Brexit ne soit pas repoussée, ainsi que l’arrivée au pouvoir de partis nationalistes et eurosceptiques dans un certain nombre de pays (Autriche, Hongrie, Pologne), y compris en Italie, pays fondateur de l’Europe des Six, remettent en cause les équilibres internes et le projet d’une Europe unie et libre. Si les différents mouvements et forces désignés sous le terme de « populistes » concentrent les feux sur Bruxelles, il serait erroné de penser qu’une « internationale des nationalistes » puisse accoucher d’une « autre Europe ». Plus sûrement, la faillite de l’UE s’accompagnerait d’un regain de tensions entre les différents États-nations. Aux risques de décomposition interne s’ajoutent la crise diplomatique et militaire avec la Russie, consécutive à l’attaque de l’Ukraine, et la menace que fait peser le révisionnisme géopolitique russe sur des frontières européennes, souvent plus récentes qu’on ne le pense. La Pologne se situe au point d’intersection de ces crises internes et externes. D’une part, le nationalisme du PiS et sa pratique du pouvoir semblent menacer l’État de droit, pierre d’angle du Commonwealth paneuropéen de démocraties libérales qu’est l’UE ; d’autre part, elle peut être comparée à une sentinelle géopolitique de l’Europe sur ses confins orientaux.

Trop longtemps, la dénonciation du « plombier polonais », sur fond de référendum européen (2005), l’incrimination de la directive sur les travailleurs détachés, puis les polémiques provoquées par le programme politique du PiS auront participé à l’occultation du dynamisme de la Pologne et de son affirmation au plan international. En vérité, le poids propre de ce pays et le rôle qu’il tient aux frontières orientales de l’Europe en font la principale puissance entre Baltique, Adriatique et mer Noire. D’ores et déjà, ce pays n’est plus seulement un pivot géopolitique, mais constitue un véritable acteur géostratégique, capable d’influencer et de modeler son environnement. Le développement de partenariats régionaux sur l’axe Baltique-mer Noire et les coopérations au sein du V4 en témoignent. Assurément, le temps est venu de reconsidérer la place de la Pologne dans une Europe dont le destin se joue en partie à l’Est. Si les autorités françaises veulent pouvoir bénéficier des efforts militaires réalisés par la Pologne, il leur faudra pleinement intégrer le fait que ce pays constitue non pas un pays de second rang, situé dans une lointaine périphérie orientale, mais une puissance émergente. Dans un monde au bord de la rupture, il en va de l’équilibre et de la stabilité géopolitique de l’Europe. D’Est en Ouest et du Nord au Sud, l’unité d’action et la solidarité géopolitique s’imposent à tout « grand Européen ».

Notes

(1) En décembre 2017, la Commission européenne a déclenché une procédure de sanctions à l’égard de la Pologne pour « violation claire des valeurs de l’UE ». La réforme de la justice et la séparation des pouvoirs sont en jeu.

(2) Les quatre pays fondateurs du groupe de Visegrad sont la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie et la République tchèque. Initialement, ce groupe a été constitué afin de préparer en commun l’entrée de ses membres dans les instances euro-atlantiques (OTAN et UE). Désormais, le groupe de Visegrad vise à contrebalancer le poids du duo franco-allemand afin de mieux faire entendre la voix de ses membres au sein de l’UE.

(3) Chantal Delsol, « Pourquoi les peuples d’Europe centrale refusent nos leçons de morale », Le Figaro, 22 février, 2018.

(4) En 2004, près de 26% des Polonais déclaraient qu’ils considéraient les États-Unis comme le véritable allié de la Pologne alors que dans le même temps l’Allemagne (57%) et la France (54%) étaient considérées comme étant les « ennemies les plus importants » de la Pologne (CBOS, février 2004).

(5) « Poland is a close friend of America », Georges W. Bush, Remarks to the People of Poland in Krakow, 31 mai 2003. Cette année-là, la Pologne a envoyé 2 400 hommes en Irak.

(6) Polish Foreign Policy Strategy 2017-2021, Ministry of Foreign Affairs Republic of Poland, septembre 2017. Comme l’a souligné Ben Hodges, le commandant des forces américaines en Pologne, la Pologne se trouve à une « position stratégique » et constitue un centre de gravité important pour les relations diplomatiques et les intérêts géopolitiques qu’elle possède – à la fois près de la Russie et frontalière de l’Ukraine.

(7) Les recommandations de l’OTAN prévoient que chaque pays membre consacre 2% de son PIB à l’effort de défense. Cet objectif a été réaffirmé lors des sommets de Newport (2014) et de Varsovie (2016). Au sein de l’OTAN, la question du partage du fardeau constitue un serpent de mer.

(8) Selon l’Eurobaromètre Standard n°88 d’automne 2017, 48% des personnes interrogées n’ont plutôt pas confiance dans l’Union européenne alors que 41% des personnes interrogées ont plutôt confiance et 11% ne se prononcent pas.

(9) « We hope that in the long-term our region will remain peaceful. Nevertheless, the analysis of changes in our security environment forces us to increase our efforts to review defence policy. The proposed reforms are distinctly defensive in their nature », in The Defense Concept of the Republic of Poland, p.41.

(10) « We want to be capable of defending Poland, and – if necessary – to offer assistance to our Allies. This is our absolute priority », in The Defense Concept of the Republic of Poland, p.40.

(11) Les dépenses de défense des pays de l’OTAN (2009-2016), OTAN, mars 2017.

(12) Lidia Kelly, « Poland to allocate additional $55 bllion on defense by 2032: deputy minister », Reuters, 23 août 2017.

(13) Selon la définition qu’en donne Michael Turner, « un cluster est un réseau d’entreprises et d’institutions proches géographiquement et interdépendantes, liées par des métiers, des technologies et des savoir-faire communs ».

([14]) Conversion en euro constant, au 5 juin 2018 (https://en.pgzsa.pl/).

(15) La modernisation réalisée par la société allemande Rheinmetal en partenariat avec la société polonaise Bumar Labedy et pour un montant de 582 millions d’euros, permet de prolonger de 30 ans l’opérationnalité des chars 2A4.

(16) Vincent Groizeleau, « Marine suédoise : enjeux et stratégie », Mer et Marine, 5 février 2018.

(17) Occupant la 3e place du classement des plus gros salons dédiés à la défense en Europe après le français d’EUROSATORY et l’anglais DSEI, le salon MSPO est le premier rendez-vous de la rentrée pour les industriels de la défense du monde entier (plus de 450 firmes s’y retrouvent afin de présenter les dernières réalisations en matière d’équipements militaires et d’armements, mais aussi des technologies et des systèmes appliqués).

(18) Hervé Guillou évoque la signature d’un « partenariat stratégique de long terme doté d’une capacité unique avec la Pologne en fournissant l’offre exclusive d’une dissuasion conventionnelle comprenant le sous-marin et ses missiles de croisière qui renforcera significativement la souveraineté et l’autonomie des forces polonaises », 6 septembre 2017.

(19) Basic Informations on the MoND Budget for 2016, Ministry of National Defence Republic of Poland, p.10.

(20) Key Figures on the Polish MoND Budget for 2018, Ministry of National Defence Republic of Poland, p.12.

(21) Entre 1965 et 2008, les groupes paramilitaires étaient sous la tutelle du Ministère avant d’être écartés. En 2014, le rapprochement entre les forces armées nationales et les groupes paramilitaires s’est opéré lors de la nomination du général Boguslaw Pacek, en charge des relations avec les associations civiles de défense au sein du Ministère.

(22) Basic Informations on the MoND Budget for 2016, Ministry of National Defence Republic of Poland, p.12.

(23) Les missions de l’OTAN auxquelles la Pologne participe sont la Enhanced Forward Presence en Lituanie (eFP Latvia), Tailored Forvard Presence en Roumanie (tFP Romania), Resolute Support Mission en Afghanistan (Afghanistan – RSM), Operation Inherent Resolve au Koweït (Kuwait – OIR), Operation Inherent Resolve en Irak (Iraq OIR), Operation Atalante (Eunavfor Sophia) et Kosovo Force (Kosowo – KFOR). Les missions européennes sont les suivantes : EU Monitoring Mission en Géorgie (EUMM Georgia), République Centre-Africaine et EU Force en Bosnie Hezegovine (Bosnie Herzegovine – EUFOR/MTT) in Key Figures on the Polish MoND Budget for 2018, Ministry of National Defence Republic of Poland, p.14.

(24) Selon les chiffres prévisionnels de sa croissance pour 2018, la Pologne aurait le 8e PIB de l’Union européenne derrière la Suède, soit un PIB de 492,369 milliards d’euros.

(25) La Pologne reçoit une enveloppe de 77 milliards d’euros de fonds européens sur la période 2014-2020.

(26) Sur cette question, voir Françoise Thom, La vision géopolitique de Pilsudski : origines, mise en œuvre et postérité, Contribution à la journée d’étude sur le mouvement Prométhée (1926-1939), avril 2008 (Centre d’Etudes des Mondes Russe, Caucasien et Centre Européen), organisée par Claire Mouradian, CNRS-CERCEC, avec le soutien de la Maison des Sciences de l’Homme.

(27) En filigrane, nous pouvons voir se reformer l’espace couvert par la République des Deux Nations (1569-1795), deux fois plus étendue que le royaume de France de la même époque.

(28) L’Initiative des Trois Mers est partagée par la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie, l’Autiche, la Slovénie, la Croatie, la Roumanie et la Bulgarie.

(29) « Making the Three Seas Initiative a Priority for Trump », Atlantic Council, 3 mai 2017.

(30) En 2017, les exportations de gaz russe vers la Bulgarie, la Croatie, la Pologne, la République tchèque, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie et la Hongrie représentaient 20,5% des exportations de Gazprom (source Gazprom, https://www.gazpromexport.ru/en/ ). Dans le cas de la Pologne, le gaz russe assure 40% des besoins énergétiques.

(31) Varsovie espère réaliser le projet de pipeline reliant la Pologne et la Norvège en passant par le Danemark.

(32) « Nous devons être conscients du problème que pose le North Stream II, de l’ampleur des intérêts auxquels nous sommes confrontés. Il s’agit des intérêts de deux grands États, qui vont débloquer des ressources importantes pour la mise en œuvre de ce projet. North Stream II n’est pas un projet anodin, mais une base de leur intérêt national. Simultanément, il a un caractère profondément anti-européen. », Krzysztof Szczerski, chef de la Chancellerie du Président de Pologne, 1er novembre 2017.

(33) Andrezj Duda de déclarer, en mars 2016 à l’occasion de la visite de Xi Jinping à Varsovie, qu’il souhaitait que son pays devienne « la porte d’entrée de la Chine en Europe ».

(34) « Si les États-Unis ignorent l’opposition de la Chine et de la communauté internationale et persistent dans leurs mesures unilatérales et protectionnistes, la Chine est prête à aller jusqu’au bout, quel qu’en soit le prix », communiqué du Ministère chinois du Commerce. Les taxes pourraient porter sur des produits d’importation des deux pays (soja, automobile et produits aéronautiques pour les Américains et produits électroniques pour les Chinois de RPC) pour un montant de près de 50 milliards de dollars.

(35) Jean-Sylvestre Mongrenier, « Coopération structurée permanente : un étroit chemin vers une défense européenne », Institut Thomas More, décembre 2017.

(36) L’effort de coopération porte sur l’accroissement des budgets et des capacités, dans une logique de partage et de mutualisation. En revanche, il n’y a pas de consensus sur une force d’intervention commune avec une doctrine d’action propre.

(37) Dans le cadre de l’acquisition du système de défense Patriot, Lockheed Martin a consenti à investir près de 172 millions d’euros en transferts de technologies afin que les missiles soient construits en partie par des entreprises polonaises.

(38) « We want the Polish defence industry to be recognised all over the world in a few years – stressed the head of the government », 18 avril 2018.

(39) « PGZ Group’s export on the substantial increase », Polska Grupa Zbrojeniowa, 9 janvier 2018.

(40) Le gouvernement polonais a finalement décidé de se tourner vers l’achat de deux Black Hawk auprès de l’entreprise américaine Silorsky, attitude rappelant la rupture du contrat pour l’achat de 50 hélicoptères en octobre 2016. Voir Michel Cabirol, « Le gouvernement polonais a mis au ban Airbus Helicopters de la Pologne », La Tribune, 7 mai 2018.

(41) ATDI est une entreprise française créée en 1988. Elle développe, fournit et soutient un ensemble complet d’outils logiciels pour la planification, la modélisation et la réglementation des services de radiocommunications.

(42) « PGZ will be developing aerospace and satellite technologies, as well as cyber technologies », in PGZ Group’s export on the substantia increase, 9 janvier 2018.

(43) Créé en novembre 2017, Devinfest, le fonds d’investissement du Ministère des Armées, est doté de 50 millions d’euros. Il a vocation à rentrer au capital de 20 à 30 start-up désignées comme stratégiques par le Ministère.

(44) La Mission « Atlantic Resolve » a été décidée par l’ancien président américain Barack Obama après l’annexion de la Crimée et l’intervention de la Russie dans l’est de l’Ukraine ». Près de 4 000 soldats américains ainsi que du matériel lourd ont été déployés en Pologne, en Roumanie, en Estonie, en Lituanie et en Lettonie. Depuis, le renforcement de la « présence avancée » de l’OTAN est venu prolonger cette initiative américaine.

(45) « Le Centre est en mesure de former, d’instruire, mais aussi de préparer des rapports d’experts sur les activités et l’organisation du contre-espionnage », Peter Gajdoš, inauguration du centre d’excellence de l’OTAN, 19 octobre 2017.

(46) Le 5 avril 2018, lors d’une réunion du V4 à Budapest, les ministres de la Défense du Groupe de Visegrad ont rappelé vouloir favoriser les achats d’armement auprès des autres membres du groupe, ce qui concrétise leur stratégie de coopération.

(47) Chantal Delsol, « Pourquoi les peuples d’Europe centrale refusent nos leçons de morale », op. cit.