Placer les mers de Chine au cœur de notre stratégie indo-pacifique, un impératif

Laurent Amelot, chercheur associé à l’Institut Thomas More

8 juillet 2021 • Opinion •


Laurent Amelot, chercheur associé à l’Institut Thomas More, vient de publier, avec le CV (h) Hugues Eudeline, spécialiste de la Chine maritime, la note « Du Japon au Vietnam en passant par Taïwan : quelle stratégie pour les Européens face aux revendications territoriales chinoises ? », disponible ici.


Nouveau marqueur des manœuvres géopolitiques dans l’espace maritime asiatique global, l’Indo-Pacifique fusionne les océans Indien et Pacifique pour en faire un théâtre unique, fort de plus de la moitié de la population mondiale, abritant les économies parmi les plus dynamiques de la planète et arrimant l’Inde à l’architecture de sécurité régionale défendue par les États-Unis. L’enjeu : encadrer les velléités de la République populaire de Chine (RPC) à se projeter dans les océans Indien et Pacifique et à asseoir son hégémonie sur les mers de Chine.

Ces dernières, poumon économique de cette méga-région maritime et du monde sont le point de départ et d’arrivée de l’une des principales routes maritimes de la planète, par laquelle transitent plus de 50 % du commerce mondial et du gaz naturel liquéfié importé, plus des deux tiers du pétrole acheté par ses riverains : la Chine, le Japon, la Corée du Sud et Taïwan, notamment. Pourtant, si les mers de Chine structurent l’essentiel des chaînes de production et de valeur de la planète et occupent une place centrale dans les flux d’investissements mondiaux, les rivalités de pouvoir entre Chinois et Américains, d’une part, les prétentions territoriales et la posture agressive de Pékin, de l’autre, limitent les perspectives de coopérations régionales.

Dès lors, cet espace maritime semi-ouvert est devenu l’un des principaux points chauds de la planète. Les provocations chinoises envers le Japon et Taïwan, d’un côté, envers le Vietnam et les Philippines en particulier, de l’autre, sont sources de préoccupations majeures pour les chancelleries locales comme pour les chancelleries occidentales, européennes incluses. Toutefois, s’il est peu vraisemblable que les États-Unis et les Européens soient prêts à intervenir pour soutenir Vietnamiens ou Philippins à l’occasion d’un conflit avec la Chine à propos d’ilots ou récifs, on peut anticiper que leur attitude sera toute différente si la fluidité des routes maritimes dans les mers de Chine était menacée.

« Dix traits »

Or, cette perspective est loin d’être hypothétique. En effet, si dès la fin des années 1970, la RPC s’ouvre sur le monde et, par un changement radical de paradigme économique et géopolitique, place la mer au cœur de ses dynamiques d’import-export, vecteurs de développement et de croissance. Elle s’aperçoit très rapidement qu’elle est contrainte dans ses accès maritimes, car aucune des îles situées dans les mers éponymes n’est placée sous sa souveraineté. Dès lors, assurer la sécurité de ses approches maritimes devient un impératif. Après avoir récupéré, au détriment du Vietnam, les Paracel (1974) et une partie des Spratly (1988) à l’occasion de mini-batailles navales, la RPC s’appuie, à partir de 1983, sur une revendication du Kouomintang (KMT) de 1947, dite théorie de la « ligne en neuf traits » – devenue « en dix traits » en 2013 –, pour revendiquer l’essentiel des mers de Chine (îles, îlots et récifs, habités ou non, inclus).

La loi de février 1992 sur la mer territoriale et la zone contiguë lui permet d’assoir juridiquement ses prétentions, confirmée par la ratification, avec réserves, de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM, dite Convention de Montego Bay) en 1996 et différentes notes verbales adressées depuis lors au Secrétaire général des Nations Unies. En parallèle, profitant d’un rapport de force favorable, la Chine s’approprie puis remblaie les îlots sans autorisation, avant de militariser différents hauts fonds non protégés. Les îlots situés au milieu de la mer de Chine méridionale bénéficient chacun d’une piste d’aviation permettant aux aéronefs chinois d’intervenir sans escales, ni ravitaillement sur le détroit de Malacca, si la liberté de navigation de leurs navires nationaux est menacée. Ceux situés plus au nord disposent chacun d’une piste d’hélicoptère et de dispositifs de lutte anti-sous-marine. Ils constituent des avant-postes indispensables dans la perspective d’une opération militaire destinée à reprendre de vive force Taïwan.

Par ailleurs, l’Etat-Parti chinois s’est doté d’une milice maritime et d’unités de garde-côtes chargées de faire respecter sa souveraineté sur les mers éponymes : création de zones d’exclusion pour permettre à la marine et à l’armée de l’air d’effectuer des exercices, création de zones d’exemption de droit de pêche, saisie de bateaux, destruction d’infrastructures étrangères dans des zones revendiquées, harcèlement de bâtiments exerçants des missions de liberté de navigation (FONOPs), etc. Depuis février 2021, les garde-côtes disposent du droit de recourir à la force dans le cadre de leurs missions, qui participent de la volonté de faire des mers de Chine une mer intérieure, et pour sa marine de guerre, un bastion. Il est toutefois à remarquer que si la marine chinoise s’est singulièrement renforcée ces dernières années et apparaît formatée en vue d’une prise de Taïwan, le défi naval qu’elle représente reste soumis à de multiples interrogations. Elle supplante certes, désormais, l’US Navy en tonnage mais sa valeur opérationnelle reste sujette à caution.

Face à ces défis considérables, on l’a noté, les Européens ne peuvent rester spectateurs. L’Union européenne a dévoilé, en avril 2021, les grandes lignes de sa stratégie de coopération dans l’Indo-Pacifique, qui devrait faire l’objet d’une communication formalisée au cours du quatrième trimestre 2021. Elles entendent prouver l’ambition de Bruxelles de se réengager politiquement dans une région stratégique pour la préservation de l’ordre international libéral. Mais si cette stratégie marque la volonté de l’Union de sortir du cadre strict du commerce et de la norme pour investir le champ de la politique internationale et devenir ainsi un acteur global à l’échelle mondiale, ce document souffre d’une lacune majeure : il ne mentionne ni la Chine, ni les mers de Chine.

Certes, il évoque la nécessité de promouvoir le droit international (en l’occurrence la CNUDM) et de renforcer la sécurité des routes maritimes et du commerce, autant de signaux qui peuvent être interprétés comme des messages clairs à l’attention de la Chine, lui signifiant que son comportement agressif dans les mers de Chine n’est plus accepté. Cependant, ces signaux imposent à l’UE d’apporter une réponse appropriée dans le cadre de sa future stratégie Indo-Pacifique : ce qui implique qu’elle comprenne un chapitre dédié aux mers de Chine, qui pourrait s’organiser autour de trois axes forts.

D’abord, assoir une autonomie et une souplesse stratégique en favorisant des partenariats renforcés. Le réengagement politique de l’Union dans les mers de Chine doit s’accompagner d’un positionnement spécifique : soutenir les États-Unis dans leurs actions dans la région sans être automatiquement aligné, afficher une fermeté vis-à-vis de la Chine populaire sans fermer la possibilité au dialogue ou aux coopérations.

Polynésie française

Ensuite réaffirmer une communauté de valeurs démocratiques, y associer Taïwan. Cette stratégie doit reposer sur un socle associant l’Union et ses membres, d’une part, leurs partenaires locaux, de l’autre. Sa priorité sera d’empêcher que les mers de Chine deviennent le théâtre d’une rivalité exacerbée entre Chinois et Américains afin de préserver les mers de Chine libres et ouvertes. Parallèlement, l’Union doit densifier ses relations avec Taïwan afin de faciliter son intégration au sein de la communauté des nations et de lui accorder son soutien face aux provocations persistantes de l’État-Parti chinois.

Enfin, mutualiser et pré-positionner des forces navales dans l’Indo-Pacifique, organiser des opérations de liberté de navigation. Des moyens navals seront mutualisés et pré-positionnés en Polynésie française, dans le cadre d’un accord-cadre conclu entre la France, l’Union et les pays européens impliqués, pour remplir les missions assignées et répondre aux situations d’urgence, autour de trois axes : aide et assistance aux partenaires riverains dans le développement de leurs capacités navales, de surveillance maritime et de commandement ; participation à des exercices communs avec les partenaires locaux afin de renforcer l’interopérabilité des forces ; organisation d’opérations de liberté de navigation (FONOPs).

Ces missions s’inscriront dans le cadre du programme CRIMARIO II renforcé ; les FONOPs s’appuyant sur le modèle opérationnel de l’EUNAVFOR Atalante. Ensemble, elles participeront de la volonté des Européens de faire respecter la CNUDM et constitueront une réponse aux défis posés par les revendications territoriales chinoises. Par ailleurs, il s’agira d’accorder une attention particulière à la sécurité de Taïwan en lui apportant un soutien diplomatique et en organisant des exercices conjoints réguliers.