La politique agressive de la Chine populaire en mers de Chine est un défi majeur pour les Européens

Laurent Amelot, chercheur associé à l’Institut Thomas More

29 juillet 2021 • Opinion •


Les mers de Chine, poumon économique du monde, sont le théâtre de tensions et de revendications territoriales, où la Chine a une politique agressive. Il ne faut pas que l’Europe reste absente de ce point chaud et carrefour stratégique, explique Laurent Amelot qui vient de publier, avec Hugues Eudeline, la note Du Japon au Vietnam en passant par Taïwan: quelle stratégie pour les Européens face aux revendications territoriales chinoises ?.


Quels enjeux pèsent sur ce qu’on appelle les mers de Chine ?

Les mers de Chine, entendues comme la mer de Chine orientale et la mer de Chine méridionale, se prolongent au nord vers les mers Jaunes et du Japon, au sud vers la mer de Java et à l’ouest vers les mers de Sulu et des Célestes, notamment. Elles sont semi-enclavées, avec comme riverains, à l’ouest, la Chine et les péninsules indochinoise et malaise, à l’est, les archipels nippons, philippin et indonésien. Taïwan se situe au centre des mers de Chine et les détroits (Malacca, de la Sonde, Lombok Luzon ou Formose, en particulier) qui les parcourent ont une valeur stratégique essentielle, car ils sont les points de passage obligés de la navigation commerciale mondiale pour accéder ou pour sortir de cet espace maritime.

Les enjeux qui pèsent sur les mers de Chine sont dès lors multiples. Ils sont liés aux acteurs qu’elles abritent, aux ressources qu’elles recouvrent et aux dynamiques commerciales qu’elles véhiculent. En effet, les mers de Chine concentrent certaines des économies parmi les plus puissantes au monde, avec la Chine continentale, bien sûr, mais aussi le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et Singapour, auxquelles il faut ajouter celles des pays d’Asie du Sud-est, en pleine croissance (Thaïlande, Vietnam, Indonésie, Malaisie ou Philippines), sans omettre les États-Unis et l’Australie qui, tout en étant installés à la périphérie des mers de Chine, jouent un rôle majeur dans le développement économique des États riverains.

Parallèlement, les mers de Chine, selon des estimations, potentiellement sous-évaluées, de l’Agence internationale de l’Énergie (AIE), regorgeraient de pétrole (l’équivalent de plusieurs milliards de barils) et de gaz (plusieurs centaines de trilliards de m4), mais aussi des nodules polymétalliques et d’autres sources d’énergie marine et sous-marine. Plus de la moitié des flottes de pêche mondiales opère dans cette région. Par ailleurs, plus de 50% de commerce mondial, du tiers des importations de pétrole et la moitié de celles de gaz transite par ces eaux.

Toutefois, derrière ces aspects économiques et commerciaux qui pourraient faire des mers de Chine un vaste bassin de coopérations multiformes au bénéfice de l’ensemble des riverains, ce sont plutôt jeux de puissance et rivalités qui priment sur fond de conflits de souveraineté et de revendications territoriales. L’État-parti chinois joue le rôle de chef d’orchestre dans ces tensions et dans ces crises. Sa capacité à réaliser ses objectifs dans la région aura des répercussions majeures à l’échelle de la planète et des implications certaines en termes de sécurité internationale, d’autant plus que Pékin a la fâcheuse habitude d’appliquer selon ses propres critères le droit international, celui issu de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) dans le cas d’espèce.

Une telle perspective lui permettrait d’asseoir son contrôle sur les ressources des mers de Chine, de régenter, voire d’instaurer un blocus, si ses intérêts le lui imposent, les flux commerciaux des riverains desdites mers et de leurs partenaires économiques, de contrôler les accès à ces mers et, dans l’hypothèse d’une prise de vive force de Taïwan, de rompre verticalement le continuum géographique du réseau d’alliances américain en Asie, tout en s’offrant une marge significativement plus grande pour projeter ses forces navales vers les océans Pacifique et Indien, avant de porter son regard sur la route du Nord. En transformant les mers éponymes en un lac chinois, Pékin serait alors en mesure de mettre en œuvre son concept du « bastion » afin de protéger sa flotte océanique stratégique en phase de déploiement. La confiance ainsi renouvelée peut la conduire à assouvir d’autres revendications territoriales loin des mers de Chine…

Pour quelles raisons et de quelle manière la Chine souhaite-t-elle sortir de ce carcan et s’approprier cet espace maritime ? Quels sont les risques de cette spoliation pour les Occidentaux ?

Afin de permettre à la Chine de redevenir une grande puissance, Deng Xiaoping rompt avec la période maoïste et, à partir de 1978, ouvre son pays au commerce mondial. Il comprend l’importance des voies de communication maritimes qui permettent, à moindre coût, d’importer d’importants volumes de matières premières et d’exporter des quantités toutes aussi, sinon plus importantes encore, de produits manufacturés. Cela constitue un changement radical de paradigme aussi bien économique que géopolitique.

Toutefois, si placer la mer au cœur des dynamiques d’import-export permet de minimiser les aléas d’un accès aux couloirs terrestres à travers le territoire de pays voisins avec lesquels les relations sont parfois compliquées mais nécessaires pour désenclaver ses provinces occidentales et pour rééquilibrer géographiquement son développement intérieur, la Chine se rend rapidement compte qu’elle est contrainte dans ses accès maritimes, car aucune des îles situées dans les mers éponymes n’est placée sous sa souveraineté et que le caractère international des détroits qui garantit un libre accès sa flotte commerciale en temps de paix, ne l’est pas en temps de guerre.

Afin de résoudre cette équation, l’État-parti chinois amorce une stratégie des petits pas destinée à renforcer son empreinte territoriale dans les mers de Chine, sans devoir inquiéter ses voisins. Dès lors, assurer la sécurité de ses approches maritimes devient un impératif, explicité sous Hu Jintao, à travers la nécessité de résoudre le « dilemme de Malacca » et de développer une « stratégie du collier de perles ». Aussi, après avoir récupéré, au détriment du Vietnam, les Paracel (1974) et une partie des Spratly (1988) à l’occasion de mini-batailles navales, la Chine s’appuie, à partir de 1983, sur une revendication du Kouomintang (KMT) de 1947, dite théorie de la ligne en neuf traits, devenue en dix traits à partir de 2013, pour revendiquer l’essentiel des mers de Chine, îles, îlots et récifs, habités ou non, inclus. La loi de février 1992 sur la mer territoriale et la zone contiguë lui permet d’asseoir juridiquement ses prétentions, confirmée par la ratification, avec réserves, de la Convention de Montego Bay en 1996.

En parallèle, profitant d’un rapport de force dissymétrique, la Chine populaire s’approprie puis remblaie sans autorisation, avant de les militariser différents hauts-fonds non protégés. Elle leur accorde une mer territoriale et revendique une zone économique exclusive (ZEE), en infraction avec les lois de la mer, les insère au sein d’une préfecture créée à Sansha, dans les Paracel, en 2012, complétée par des arrondissements, en 2020, dans ces mêmes Paracel et dans les Spartly. Ceux situés au milieu de la mer de Chine méridionale bénéficient d’une piste d’aviation qui permet aux aéronefs chinois d’intervenir sans escales sur le détroit de Malacca, si la liberté de navigation de leurs navires nationaux est menacée. Ceux situés plus au nord sur cette même mer disposent chacun d’une piste d’hélicoptère et de dispositifs de lutte anti-sous-marine ; ils constituent des avant-postes indispensables dans la perspective d’une opération militaire destinée à prendre manu militari Taïwan.

Par ailleurs, l’État-Parti chinois s’est doté d’une milice maritime et d’unités de garde-côtes chargées de faire respecter sa souveraineté sur les mers éponymes : création de zones d’exclusion pour permettre à la marine et à l’armée de l’air d’effectuer des exercices, création de zones d’exemptes de droit de pêche, saisie de bateaux, destruction d’infrastructures étrangères dans des zones revendiquées, harcèlement de bâtiments exerçants des missions de liberté de navigation (FONOPs), etc. Ces forces dédiées à l’action de l’État en mer sont parfois soutenues par l’imposante flotte de pêche chinoise qui n’hésite pas à provoquer et à harceler les navires étrangers. Les garde-côtes, depuis février 2021, disposent du droit de recourir à la force dans le cadre de leurs missions. Cet apport législatif participe de la volonté de Pékin de faire des mers de Chine une mer intérieure, un lac chinois, et pour sa marine de guerre, un bastion.

Il est toutefois à remarquer que si la marine chinoise s’est singulièrement renforcée ces dernières années et apparaît clairement formatée en vue d’une prise de Taïwan, le défi naval qu’elle représente reste soumis à de multiples interrogations. Elle supplante l’US Navy en termes de tonnage, mais sa valeur opérationnelle reste sujette à caution ; la milice maritime et les unités de garde-côtes sont placées en première ligne dans les opérations de provocation sur mer, l’objectif étant de pousser toujours plus loin les prétentions de Pékin, de tester la volonté des adversaires tout en restant sous le seuil de la conflictualité. Néanmoins, l’évolution des rapports de forces navales est toujours plus favorable à la Chine qui se situe en permanence sur le théâtre d’opérations potentiel, est en mesure d’y concentrer l’essentiel de ses moyens et de développer une stratégie de déni d’accès afin de retarder l’envoi de renforts pour répondre à une situation de crise majeure, voire de guerre.

Dès lors, s’il est possible de douter, malheureusement, d’une implication occidentale à l’occasion d’une escarmouche entre Chinois et un ou plusieurs de ses voisins à propos d’un îlot ou d’un récif dans les mers de Chine, il n’en sera probablement pas de même si la fluidité des routes commerciales était remise en question.

Face au comportement agressif de l’État-parti chinois, quelle doit être la stratégie européenne ?

L’Union européenne et ses États-membres ne peuvent rester inertes face aux défis et aux provocations de la Chine, au risque de permettre à celle-ci de gagner trop en assurance. L’Union a énoncé, en avril 2021, le cadre de sa stratégie de coopération dans l’Indo-Pacifique. Elle devrait publier un document formalisé au cours du quatrième trimestre 2021.

Cette stratégie s’inscrit dans le prolongement des documents officiels français (2018 et 2019), allemand et néerlandais (2020) et officieux du Danemark et du Royaume-Uni pré-Brexit (2020). Elle marque la volonté de Bruxelles de se réengager politiquement dans une région stratégique pour la préservation de l’ordre international libéral.

Toutefois, si cette stratégie marque la volonté de l’Union de sortir du cadre strict du commerce et de la norme pour investir le champ de la politique internationale, elle souffre d’une lacune majeure, car elle ne fait nulle mention de la Chine et des mers de Chine. Certes, la nécessité de promouvoir le droit international (en l’occurrence la CNUDM) et de renforcer la sécurité des routes maritimes et du commerce sont évoqués et constituent autant de signaux susceptibles d’être interprétés comme des messages clairs à l’attention de la Chine. Mais la contrepartie est qu’ils imposent à l’UE d’apporter une réponse claire dans le cadre de sa future stratégie Indo-Pacifique. Celle-ci ne pourra donc faire l’impasse sur la question des mers de Chine et de la posture agressive que Pékin y adopte. Elle devra être en adéquation avec les ambitions et les moyens disponibles, afin d’asseoir la crédibilité de l’Union.

Si l’Union s’inscrit dans une logique d’autonomie et de souplesse stratégique, elle doit aussi soutenir les États-Unis dans les actions dans la région sans être automatiquement alignée. Elle doit également afficher de la fermeté vis-à-vis de la Chine communiste sans fermer toute possibilité de dialogue ou de coopération. Toutefois, l’instauration d’un front uni reste une priorité.

Son positionnement particulier doit lui permettre de soutenir, sinon de contribuer, à toute initiative susceptible d’empêcher que les mers de Chine deviennent le théâtre central de la rivalité sino-américaine. Son objectif doit être triple : préserver l’ordre libéral et démocratique dans la région, faciliter la préservation des mers de Chine libres et ouvertes, densifier ses relations avec Taïwan afin de valoriser son modèle démocratique, de faciliter son intégration au sein de la communauté internationale et lui accorder un soutien face aux provocations continues de Pékin.

Afin de réaliser cet objectif, l’Union doit être présente physiquement dans l’Indo-Pacifique et dans les mers de Chine. Pour cela, elle doit s’appuyer sur l’expertise française et lui apporter un soutien matériel. Mutualiser et pré-positionner des forces sont indispensables afin d’organiser régulièrement des opérations de libertés de navigation (FONOPS), de participer à des exercices conjoints avec ses partenaires locaux, mais d’aider et d’assister ces mêmes partenaires locaux dans le développement de leurs capacités navales, d’action de l’État en mer, de surveillance maritime ou de commandement à la mer.

L’Union dispose avec le programme CRIMARIO II d’un outil adapté pour participer à la mise en sécurité des routes commerciales maritimes critiques, dont les mers de Chine font partie et d’une expérience avec le modèle opérationnel de l’EUNAVFOR Atalante pour organiser ses FONOPS.

Au préalable, il est indispensable que l’Union et ses États-membres clarifient leur position face à la Chine afin qu’un front commun européen puis occidental se construise sur des bases solides afin d’affirmer valeurs, projets et ambitions face une Chine conquérante et prédatrice, prête à tout pour briser l’ordre établi.