L’influence de la République populaire de Chine dans les îles du Pacifique

Hugues Eudeline, chercheur associé à l’Institut Thomas More, et Jui-Min Hung, chercheur adjoint à l’Institute for National Defense and Security Research

Juillet 2022 • Rapport 26 •


Les îles du Pacifique sont redevenues des pôles d’intérêt pour les grandes puissances

L’engagement croissant de la République populaire de Chine (RPC) dans la région et sa volonté de s’y implanter durablement modifie les équilibres géopolitiques et remet en cause la « Pax Americana » qui règne dans le Pacifique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et la décolonisation. Néanmoins, la RPC sait bien, malgré la puissance de ses armes et en particulier de sa marine de guerre, qu’elle n’est pas encore capable de s’opposer aux forces armées des États-Unis et de leurs alliés et partenaires. Maîtrisant le temps long, elle a fixé à 2049 la réalisation de son objectif politique, le « Rêve chinois », et à 2035 celui, stratégique, de disposer de forces de premier plan. C’est par la pratique de l’influence, sous toutes ses formes, à laquelle elle soumet les États ou les territoires, qu’elle va de l’avant et s’installe progressivement partout où cela lui est possible, sans jamais reculer. La France et Taïwan sont particulièrement visées, l’une parce que ses territoires présentent un intérêt géostratégique fort, l’autre tant pour des raisons de politique intérieure qu’également géostratégiques. L’objectif de ce rapport est, non seulement de comprendre la géopolitique des îles et territoires du Pacifique et la géostratégie des États-Unis et de leurs alliés pour la région, mais aussi de dévoiler comment la Chine mène ses activités d’influence, en utilisant les catégories bien connues de « hard power » et de « soft power » de Joseph Nye.

La géopolitique des îles et des territoires du Pacifique

Le Pacifique est le plus grand des océans. Il comprend de nombreuses îles et atolls, principalement regroupés en quatorze États insulaires, deux « collectivités d’outre-mer » françaises, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et des États liés aux États-Unis. Certains sont des micro-États très vulnérables à l’influence de la RPC. La France y a conservé des possessions territoriales – la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, les îles Wallis-et-Futuna et Clipperton – qui en font un État riverain du Pacifique où elle dispose d’une plus grande superficie d’espaces maritimes que tout autre État qui s’y trouve. Seul membre de l’UE activement présent dans la zone, elle y entretient des moyens militaires permanents bien qu’insuffisants eu égard aux enjeux auxquelles elle est confrontée. La plupart des îles situées au nord de l’équateur relèvent de l’autorité des États-Unis d’Amérique qui y ont installé une chaîne de bases puissantes reliant le continent nord-américain au Japon via Hawaï et Guam.

La géostratégie des États-Unis et de leurs alliés pour la région

Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Empire du Japon et les États-Unis ont soigneusement planifié leurs offensives et sélectionné les emplacements les mieux adaptés au soutien de leurs forces au gré de leurs progressions. Ces choix restent justifiés. En faisant abstraction des États proches des États-Unis, les États et territoires susceptibles d’être ciblés par la Chine pour y implanter une base sont la Papouasie Nouvelle-Guinée, les îles Salomon ainsi que la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française. Les États-Unis ont noué depuis la guerre du Pacifique des alliances militaires étroites avec quatre puissances riveraines de l’océan Pacifique : la Thaïlande, le Japon ; la République de Corée et l’Australie. La Maison-Blanche, qui a rendu publique en février 2022 sa nouvelle stratégie Indopacifique, l’a également fait avec les pays de l’anglosphere et les puissances qui se sentent menacés par la RPC. En septembre 2021, cela a conduit l’Australie à rompre le partenariat de confiance engagé avec la France et à un réexamen du partenariat stratégique qui liait les deux pays. Cette dernière se trouve dès lors placée dans un isolement géostratégique dangereux alors que l’enjeu néocalédonien est primordial pour sa stratégie dans l’Indopacifique, mais aussi pour son poids géopolitique dans le monde.

Le « hard power » de la Chine dans le Pacifique

Au plan militaire, les activités de la Chine dans le Pacifique sont limitées. Elles se concentrent, principalement sur l’aide humanitaire, l’observation et des patrouilles. Cela reflète le fait que la priorité stratégique de la Chine est la percée de la première chaîne d’îles, y compris le contrôle de la mer de Chine méridionale et de la mer de Chine orientale. Pékin n’est pas en mesure d’intervenir dans, et au-delà, de la deuxième chaîne d’îles. Cependant, l’apparition fréquente de bâtiments chinois montre que Pékin accorde une importance croissante à la présence et à l’entraînement en haute mer dans le Pacifique. Au plan économique, la Chine exerce son influence principalement par le biais de relations asymétriques, l’initiative de « la Ceinture et la Route » et par l’octroi d’aides. L’asymétrie entre les coûts des intrants et les profits stratégiques permet de ne pas sous-estimer l’intervention économique de la Chine dans la région. Les relations économiques asymétriques permettent à Pékin de défendre ses « intérêts essentiels ». L’initiative de « la Ceinture et la Route » et les aides fournies lui permettent de prendre pied dans le Pacifique.

Le «soft power» de la Chine dans le Pacifique

En 2013, le président Xi Jinping a proposé le concept de propagande du « bien raconter l’histoire de la Chine ». En apportant son aide et en facilitant les échanges, la Chine veut raconter trois histoires principales dans le Pacifique : (1) la Chine est à l’avant-garde de la communauté de destin pour l’humanité, (2) la Chine est la partenaire de la lutte contre le colonialisme et (3) la Chine est la protectrice de la diaspora chinoise. Pékin souhaite fortifier son attractivité et poursuivre sa « domination des esprits » qui sert à façonner un environnement de sécurité favorable, de renforcer la coordination stratégique et le soutien mutuel avec les îles du Pacifique. À l’heure actuelle, la Chine bénéficie du soutien de nombreux pays du Pacifique. Ils voient Pékin comme un partenaire qui partage à la fois leurs souffrances et leur bonheur, permettant à ce dernier de réaliser de nombreux gains diplomatiques. L’évincement progressif de Taïwan du champ de bataille diplomatique et la formation d’une coalition contre l’intervention des puissances occidentales dans la région sont des exemples illustratifs.

Bilan des menaces, prospective et recommandations d’action

La Chine veut se doter d’un espace stratégique à l’est de la première ligne d’îles qui délimite les mers de Chine et la mer du Japon. Il lui donnerait un accès libre à l’océan mondial, nécessaire à l’écoulement de ses flux maritimes commerciaux. Cependant, la disparité des puissances militaires empêche la Chine d’affronter directement les États-Unis dans le Pacifique. L’expérience de la guerre entre la Russie et l’Ukraine a également rendu la Chine plus prudente quant à la reprise de Taïwan par les moyens militaires. De ce fait, Pékin a démontré une approche plus nuancée de ses activités dans le Pacifique. Face à la domination américaine, les performances de la Chine dans la dimension du « hard power » sont limitées (bien que la situation commence à changer). En revanche, Pékin a orienté ses vastes ressources (militaires et économiques) vers la dimension du « soft power », et ses efforts ont maintenant engendré de plus en plus de gains, ce qui conforte la domination future de la Chine dans la région. Face à ce constat, la conclusion propose dix recommandations (trois pour l’ensemble des pays libres, trois pour la France et quatre pour Taiwan) visant à combattre la stratégie de la Chine.

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Rapport copublié avec l’Institute for National Defense and Security Research (Taiwan)


Les auteurs du rapport

Hugues Eudeline est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Ancien officier de marine (EN 72) et ingénieur, il est docteur en histoire militaire, défense et sécurité de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE, Paris), breveté de l’enseignement militaire supérieur français (École supérieure de guerre navale et Cours supérieur interarmées, Paris) et américain (Naval Command College, Newport) et titulaire d’un Master of Science (Salve Regina University, Newport). Précédemment chargé de cours à Sciences Po Paris, l’ESCEM et l’ICES, conférencier, essayiste, il consacre ses recherches à la géopolitique et la géostratégie de l’océan mondial. Il est en particulier spécialiste de la Chine maritime. Tant en France qu’à l’international, il publie chaque année une dizaine d’articles sur l’importance croissante du fait maritime dans le monde. Vice-président de l’Institut culturel et géopolitique Jacques Cartier, il est membre correspondant de l’Académie royale de marine suédoise. Il a reçu le prix de Stratégie maritime générale 2022 de l’Académie de marine   

 

Dr. Jui-Min Hung est titulaire d’un master en Histoire des rela-tions internationales de l’Université de Strasbourg (France) et docteur en Sciences politiques et sociales de l’Université catholique de Louvain (Belgique). Il est chercheur adjoint à la Division de la stratégie et des ressources de défense de l’INDSR (Institute for National Defense and Security Research, Taipei). Son domaine de recherche comprend l’économie de la défense, l’industrie de la défense et la sécurité de la chaîne d’approvisionnement. Il a mené un projet de recherche sur les opérations d’influence de la Chine. Auparavant, il a travaillé pour le Groupe de recherches et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP, Bruxelles). Il a également participé au programme Kautilya Fellows de l’India Foundation (Inde) et à l’Université d’été de Bucerius sur la gouver-nance mondiale, co-organisée par l’Observer Research Foundation et la Zeit Foundation (Allemagne)