28 juin 2023 • Entretien •
La Chine s’est lancée dans la construction de nombreux porte-avions afin de rivaliser avec la marine américaine. Simple volonté de défendre ses mers d’influence ou véritable outil d’une projection mondiale ? Entretien donné à la revue Conflits par Hugues Eudeline, qui vient de publier en français et en anglais la note Genèse et rôle des porte-avions dans la géopolitique de la Chine.
Vous désignez la Chine par le terme « d’île géopolitique ». Celle-ci, pour construire sa puissance, n’a pas d’autres choix que de s’ouvrir aux mers. Comment la construction d’une puissance maritime peut-elle permettre de construire une puissance globale ?
La Chine est à proprement parler une île géopolitique parce que ses voisins terrestres ne sont pas des amis et que des contentieux territoriaux importants (Russie, Inde) ou autres les opposent. Dès son arrivée au pouvoir en 1978, Deng Xiaoping a rapidement conclu qu’une ouverture pérenne de la Chine au commerce international ne pouvait dépendre des aléas géopolitiques que représentent les frontières terrestres. Il a donc créé des zones économiques spéciales en bordure des mers de Chine et de la mer Jaune et agrandi les ports qui se trouvaient à proximité. Aujourd’hui, huit sont parmi les dix premiers au monde.
Profitant de la liberté de navigation et de la bienveillance des États-Unis persuadés que l’essor économique ne pouvait qu’amener à la démocratisation du régime, la Chine est d’abord devenue l’usine du monde puis le premier pays exportateur et importateur ainsi qu’un fantastique marché que tous les pays industrialisés ont longtemps regardés avec les yeux de Chimène.
Au mantra de Deng Xiaoping, « cachez votre force, attendez votre heure », a succédé la volonté de Xi Jinping de se dévoiler et de développer une marine de guerre supérieure à celle des États-Unis pour pouvoir dominer à leur place le contrôle des voies maritimes de communication de l’océan mondial et donc le commerce international.
Vous analysez le rôle du porte-avions comme genèse de la puissance et de la géopolitique chinoise. En quoi celui-ci est-il l’instrument de sa puissance ?
Le besoin de porte-avions est apparu progressivement aux Chinois en se confrontant aux États-Unis, la puissance qui est devenue leur adversaire de référence depuis 1950 et l’implication des deux pays dans la guerre de Corée. Ils ont pu prendre conscience de la capacité de projection lointaine de puissance inégalée des groupes aéronavals américains (ou d’autres pays) dans tous les conflits, ceux qui les concernaient (crises du détroit de Taiwan) ou pas (guerre du Golfe, guerre des Malouines, etc.).
Le remarquable essor économique de la Chine étend ses intérêts à l’ensemble des continents et donc des océans qui sont les voies de communication qui irriguent l’industrie chinoise.
La Chine n’hésite pas à agir en marge du droit international dans la construction de sa puissance (artificialisation d’îles, démonstration de forces, territorialisation) et veut visiblement supplanter la thalassocratie américaine. La confrontation avec les États-Unis est-elle inévitable ?
Après avoir signé et ratifié le traité sur le droit de la mer, elle a émis les déclarations et réserves ci-dessous :
Déclarations et Réserves
(en l’absence d’indication précédant le texte, la date de réception est celle de la ratification, de la confirmation formelle, de l’adhésion ou de la succession.)
Déclaration
- Conformément aux dispositions de [ladite Convention], la République populaire de Chine aura des droits souverains et juridiction sur une zone économique exclusive de 200 milles marins et sur le plateau continental.
- La République populaire de Chine procédera à des consultations avec les États dont les côtes sont adjacentes aux siennes ou leur font face afin de délimiter, sur la base du droit international et conformément au principe de l’équité, les zones sur lesquelles s’exerce respectivement leur juridiction maritime.
- La République populaire de Chine réaffirme sa souveraineté sur tous ses archipels et îles énumérés à l’article 2 de la Loi de la République populaire de Chine sur la mer territoriale et la zone contiguë, qui a été promulguée le 25 février 1992.
- La République populaire de Chine réaffirme que les dispositions de [ladite Convention] relatives au passage inoffensif dans la mer territoriale ne porteront pas atteinte au droit d’un État côtier de demander, conformément à ses lois et règlements, à un État étranger qu’il obtienne de l’État côtier une autorisation préalable aux fins du passage de ses navires de guerre dans la mer territoriale de l’État côtier ou qu’il donne audit état côtier notification préalable du passage en question.
Déclaration en vertu de l’article 298
Le Gouvernement de la République populaire de Chine n’accepte aucune des procédures stipulées à la section 2 de la Partie XV de la Convention à l’égard de toutes les catégories de différends mentionnés aux alinéas a), b) et c) de l’article 298 de la Convention.
Par ce dernier article, la Chine ne reconnait pas la légitimité de la cour d’arbitrage de La Haye pour sa sentence de 2016. Par ailleurs, elle s’appuie dans un livre blanc publié le 13 juillet 2016, c’est-à-dire le lendemain de la parution de ladite sentence, sur toute une série d’articles de journaux ou de faits historiques remontant au deuxième siècle avant Jésus-Christ pour affirmer la présence chinoise dans les îles de Chine méridionale.
Donc, même si elle va à l’encontre de l’idée de la loi de la mer, elle a des arguments quant à sa lettre. Je ne suis pas le moins du monde un juriste mais les deux parties (la Chine et ses opposants) ont des positions irréconciliables. Par parenthèse, je voudrais faire remarquer que les deux Chine – la République populaire de Chine (RPC) et la République de Chine (Taïwan) – partagent la même analyse, ce qui complique encore la situation.
La seule façon d’affirmer sa position dans ses approches maritimes que sont la mer Jaune et les mers de Chine est de s’appuyer sur des forces maritimes puissantes susceptibles de s’opposer à n’importe quelle force locale. Elles sont composées :
- d’une très importante milice maritime comportant des centaines de navires dont le statut ambigu les protège des forces militaires adverses. Ils agissent par essaim pour prendre possession de hauts fonds ou entraver la manœuvre de grands bâtiments de combats des pays qui veulent faire respecter la liberté de navigation ;
- de la plus importante garde-côtière qui soit, laquelle dispose d’une loi qui l’autorise depuis 2022 à faire usage de la force dans les zones sous « juridiction » chinoise telle qu’elle est définie par la RPC ;
- d’une marine de guerre qui est la plus grande en termes de nombre de bâtiments de combats.
Quel pays serait prêt, pour le contrôle de quelques récifs ou hauts fonds, à s’opposer à une telle puissance militaire, qui plus est possédant l’arme nucléaire et qui dispose du droit de veto au conseil de sécurité de l’ONU ? Seuls les États-Unis et leurs éventuels alliés pourraient le faire, bien qu’ils préféreraient le maintien du statu quo à défaut de pouvoir régler la situation sans faire usage des armes.
Hors de ses approches maritimes (aussi appelées « mers proches »), la Chine a besoin de protéger ses intérêts et ses ressortissants — qui sont répartis sur l’ensemble du globe — par une force d’intervention capable de projeter de la puissance rapidement et longtemps. C’est le rôle des porte-avions. Elle a également besoin dans un second temps de pouvoir effectuer de la projection de force si nécessaire avec ses nombreux bâtiments de débarquement et son corps de fusiliers-marins (semblable aux Marines américains) qui devraient être 100 000 dans quelques années.
La Chine est de plus en plus impliquée dans le commerce mondial. Elle édite depuis mai 2020, comme les États-Unis, ses premières lois extraterritoriales. Dans quelle mesure les conflits maritimes engendrés notamment en mer de Chine méridionale vont-ils devenir des conflits juridiques plutôt que de véritables conflits ouverts ?
Il est peu probable que la Chine privilégie le seul droit à la force militaire. Elle s’appuie sur le retour d’expérience historique qui montre la faiblesse des démocraties dans la durée. Les autocraties bénéficient de la maîtrise du temps long qui permet de mener à bien des projets complexes à très long terme et d’attendre qu’un éventuel blocage se libère avec le changement d’un dirigeant démocratique. C’est ce que cherche le président Xi en lançant l’initiative de la ceinture (terrestre) et de la route (maritime de la soie du XXIe siècle) en 2013 et en modifiant la constitution en conséquence pour rester au pouvoir aussi longtemps que nécessaire.
Il irrigue ce gigantesque projet de moyens financiers colossaux qui lui permettent de prendre le contrôle de nombreux ports à l’étranger qui constituent le « collier de perles ». De nombreux pays tombent dans le piège de la dette et certains, comme le Sri Lanka, sont dans l’obligation d’octroyer des baux allant jusqu’à 99 ans. Un néocolonialisme qui n’a rien à envier à celui des Européens auxquels la Chine reproche « le siècle d’humiliation ».
Si la Chine se lance dans la construction de nombreux porte-avions, ceux-ci n’ont encore jamais été déployés dans des opérations militaires. La marine chinoise est-elle capable de passer d’une puissance sur le papier à une puissance réelle, lors d’un conflit ?
Le problème principal, outre la technologie des grands bâtiments de combat, est celui des équipages. Vu la cadence à laquelle sont construits les bâtiments de guerre chinois, il est douteux que les équipages puissent tous atteindre le niveau de formation et d’entrainement requis dans les différents domaines de lutte. Les marines mettent en œuvre les technologies les plus avancées (nucléaire, laser, satellites, détection acoustique, radar, etc.) et peuvent devoir les mettre toutes en œuvre simultanément. Cela demande de l’entrainement, qui s’appuie sur un retour d’expérience dont ne dispose pas la marine chinoise aujourd’hui. Il est douteux qu’elles puissent en disposer avant la date donnée pour que les forces militaires soient prêtes : 2035.