IA · La dépendance numérique de l’UE envers les technologies étrangères est indissociable de son déclin économique

Cyrille Dalmont, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

26 mars 2024 • Analyse •


Pour Cyrille Dalmont, qui vient de publier le rapport La stratégie énergétique européenne aura-t-elle raison de l’écosystème numérique européen ?, le rapport de la Commission de l’intelligence artificielle, remis à Emmanuel Macron, dresse un constat lucide sur le retard de la France, mais ses solutions se heurtent à un angle mort : le déclin économique de l’UE.


La Commission de l’intelligence artificielle, coprésidée par Anne Bouverot, présidente de Morpho, et l’économiste Philippe Aghion, a remis au président de la République le 13 mars dernier, un rapport contenant 25 recommandations pour faire de la France un acteur majeur de l’Intelligence artificielle. Après des centaines d’auditions d’experts, elle dresse un constat sombre, c’est-à-dire réaliste. En tout cas plus réaliste que bien des rapports publics et que les prises de position fanfaronnes de certains responsables politiques.

Elle pointe en effet l’état de délabrement de l’écosystème numérique européen ainsi que son retard plus qu’inquiétant face aux grands acteurs numériques des autres zones économiques (États-Unis et Chine en tête). Elle constate également que « l’économie du numérique est deux à trois fois plus faible en Europe qu’aux États-Unis » ainsi que le fait qu’« aucun véritable acteur mondial du numérique européen n’a émergé entre 2001 et 2022 » : sur les « 100 entreprises de technologies à la plus grande capitalisation à la fin de 2023, seulement 10 sont européennes » et aucune ne se place dans les premiers rangs de ce classement. Elle aurait pu ajouter que la situation est encore plus grave dans le secteur spécifique de l’IA puisque sur les quarante premières capitalisations mondiales, on ne trouve que deux entreprises européennes (à la 12e et 23e place), toutes deux britanniques – donc hors Union européenne.

Cet effort de lucidité peut être salué. Mais il n’est encore que la moitié du chemin. Car la commission ne fait que partiellement le lien, central pour comprendre la situation, entre la dépendance numérique de l’UE envers des technologies étrangères et son déclin économique.

En effet, le secteur numérique est le moteur de la croissance mondiale depuis plus de vingt ans et représente aujourd’hui près de 30 % de l’ensemble de la capitalisation boursière mondiale. L’analyse du déclin économique de l’UE n’est pas complète si son déclin numérique, fruit de choix politiques européens depuis trente ans, n’est pas évalué à sa juste mesure.

Le décrochage du PIB de l’UE, qui a commencé dans les années 1990, ne cesse de s’accroître à un rythme de plus en plus important. En 2022, le PIB de l’UE était de 17 320 milliards de dollars contre 25 440 pour celui des États-Unis, soit un écart de 8 690 milliards – qui s’est encore accru en 2023 et frôle désormais les 9 000 milliards. Pourtant, les États-Unis ne comptent que 331 millions d’habitants alors que l’UE en dénombre près de 447 millions. Les conséquences de ce décrochage économique, issu du décrochage technologique, sont très concrètes pour les Européens puisque, selon la Banque mondiale, alors qu’en 1980 le PIB par habitant des Français atteignait 101 % de celui des Américains, il ne s’élevait plus en 2022 qu’à 53,02 % (et à 49 % pour l’ensemble de l’UE).

A ce premier angle mort, l’analyse de la Commission de l’intelligence artificielle en ajoute un second. En proposant la création d’un fonds d’investissement « France & IA » et la mobilisation de dix milliards d’euros « pour financer l’émergence de l’écosystème d’IA et la transformation du tissu économique français », elle passe à côté du cœur même du problème, qui se situe à un tout autre niveau.

Croire en effet que la France possède encore les instruments et les moyens d’action pour mener une telle politique est illusoire. La France n’a plus cette compétence puisqu’elle l’a déléguée à l’UE. L’article 3 du traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE) prévoit que l’établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur et la politique commerciale commune sont des compétences exclusives de l’UE. La France ne peut tout simplement pas agir souverainement.

Or, l’ensemble du droit européen de la concurrence repose sur l’idée que les objectifs fondamentaux des règles de l’UE consistent à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur au profit du consommateur, en oubliant l’outil de production, la concurrence entre zones géographiques mondiales et l’intérêt des nations. Nous sommes donc face à une impossibilité systémique de mener une réelle politique de redressement industriel et technologique. C’est cette réalité qui a précisément contribué à la disparition ou à l’affaissement des anciens leaders européens du secteur numérique et empêché l’émergence de nouveaux géants. En ne voyant pas cela, la commission Bouverot-Aghion se condamne à des vœux pieux.

Le constat est pourtant sans équivoque : alors que les autres grands acteurs géoéconomiques mondiaux considèrent le numérique comme un secteur stratégique et mettent en œuvre des instruments propres à le protéger et à le renforcer (ultra-concentration, ultra-capitalisation, ententes entre entreprises, aides d’État et marchés réservés), l’UE a historiquement fait un choix inverse. Le règlement IA Act, qui vient d’être adopté par le Parlement européen, en est une parfaite illustration : en favorisant une approche orientée vers le consommateur, il néglige l’outil productif et l’écosystème numérique européen. Une nouvelle fois, l’action de la Commission européenne ne vise qu’à réguler de futures technologies étrangères venant inonder le marché européen.

Il est temps de comprendre que, sans une remise en cause profonde du droit européen de la concurrence, permettant de libérer les entreprises européennes d’un carcan normatif destructeur pour notre économie, l’ensemble des propositions de la commission Bouverot-Aghion n’auront pour effet que d’adoucir notre déclassement numérique programmé et de nous former à l’usage de technologies américaines et asiatiques.